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AUTOUR D'ICI : le blog d'olivier goetz

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AUTOUR D'ICI : le blog d'olivier goetz
4 décembre 2016

« Merde à Dieu ! » Art et liberté d’expression

 

 

 

"Merde à Dieu !"

Ces mots sont ceux qu’un adolescent grave au couteau, en 1870, sur les bancs de la promenade publique de Charleville, sa ville natale, « ville superbement idiote » où grouillent des « bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs »…

Bien qu’attribués à Arthur Rimbaud (et tenant une place insistante dans les biographies et les commentaires), faut-il considérer ces trois mots comme constitutifs de l’œuvre poétique d’un auteur majeur de la modernité ? Fait-il partie du corpus rimbaldien ? 

 

Arthur

(O.G. portrait imaginaire d'Arthur Rimbaud )

Cela reste discutable. Le geste ressortit plutôt à l’art urbain, au graffiti d’un garnement, au tag d’un révolté… Peut-être pourrait-on le rattacher à ce qu’on nommerait aujourd’hui une performance ?

Du reste, si les commentateurs s’en délectent, c’est parce qu’on trouve dans certains poèmes comme Les Premières communions (1871) d’autres « blasphèmes » :

Christ ! ô Christ, éternel voleur des énergies,

Dieu qui pour deux mille ans vouas à ta pâleur,

Cloués au sol, de honte et de céphalalgies,

Ou renversés les fronts des femmes de douleur.

L’hypothèse que je voudrais défendre est très simple. La censure qui s’exerce, aujourd’hui comme hier contre l’art, la culture et la liberté d’expression tourne souvent autour du blasphème (les caricatures de Mahomet, Charlie-Hebdo, etc.). Et l’on voit bien que même lorsqu’il s’agit d’autre chose (la sexualité, dans le cas de Tree, le plug anal de McCarthy déboulonné place Vandôme), c’est bien de la mouvance religieuse (les intégristes catholiques, la « manif pour tous », etc.) que part la réaction.

Les censeurs sont les observants de différentes religions (chrétienne, musulmane…). Or, ce qui est frappant, c’est qu’on puisse également parler d’obscurantisme. Les fanatiques, en l’occurrence, s’attaquent à des œuvres ou à des gestes artistiques dont ils semblent incapables de reconnaître le contenu spirituel. J’emploie ce mot, « spirituel » sujet à caution, dans un sens très large et très vague (le « spirituel dans l’art » de Kandinsky, par exemple[1]).

On pourrait parler de contre-sens (à entendre la défense des artistes, eux-mêmes parfois croyants…). Mais ne cherchons pas à savoir si les artistes sont catholiques ou non. Ce qui peut s’entendre c’est qu’ils sont spirituels, au sens étymologique. Esprit de pneuma (en grec) ou de ruah (en hébreu), c’est à dire animé par le souffle, le vent. Et, comme on dit dans la bible, « l’esprit souffle où il veut »… Donc, d’un côté des artistes qui ont du souffle, de l’autre des thuriféraires bornés que leur sens de la morale (des bonnes mœurs) étouffe.  

Charles Olson (1910-1970), grand poète américain (Black Montain College, etc.) a écrit son premier poème (vers 1945) intitulé « La vraie vie d’Arthur Rimbaud » :

L’anti-Faust s’écrire :

Voyez, voyez, c’est la merde du Christ qui salope le fondement !

Maudit, maudit, maudit soit le Christ, avec sa Croix.

Car Arthur Rimbaud, lui, savait aimer.

Une des premières choses qu’il aima ce fut la barque des tanneurs

qu’ils prennent pour rejoindre leur radeau ancré sur la Meuse

et y mettre leurs peaux à tremper.

Il aima deux citronniers au Bois d’Amour

Sur les franges de sa ville des Ardennes.

Il aima Izambard son professeur.

Puis il découvrit la verge

avec laquelle pissa Christ avant (oui, Lui) de grimper à la poutre

et de pomper entièrement le sang

qui fait s’ériger la verge.

Ithyphaliques et pioupiesques :

Par le sexe s’en vint donc le poète.

Ce fut péché, la souillure qui, petit, lui fit choc.

Première Communion. Lisons :

« Toute l’affection et la chaleur de son cœur ne trouvant nul

exutoire au foyer il les reversa sur le Jésus Christ qui,

mourant pour le sauver, lui donnait plus d’amouyr

qu’il n’en avait jamais reçu de sa mère. »

On raconte qu’il s’attaqua à un groupe de garçons plus grands

que lui quand il les vit jouer avec l’eau

bénite dans les fonts à la porte de l’église, et s’asperger

l’un l’autre avec.

L’anthropologue écrit : L’eau bénite vient en droite ligne de l’urine.

Résultat : « Je suis celui qui deviendra Dieu. »

Arthur Rimbaud était à 16 ans paré pour le déréglement de tous les sens

Prêt pour le divin fatal anéantissement.

Passons sur son arrivée à Paris, ses amours avec Verlaine

l’écriture des Illuminations à 17 ans

le temps des hashishins (des Assassins, comme il dit)

sinon pour noter que les violences dans sa vie

et la fureur des visions qu’il eut de Dieu

révèlent une nervosité rivée serré, la tension du dos d’un porteur de Croix,

la raideur de pierre que requièrent Paul et tous ses papes.

Rimbaud est en son Supplice, l’imagerie est la même

le reniement la preuve, il est, lui aussi, cet amant crucifié.

N’obscénarisons pas, malgré notre exaspération,

car la beauté n’a pas encore été déformée,

ce garçon est toujours poète, son corps intact.

C’est là l’anti-martyr, l’anti-saint, ne pas s’y méprendre :

impossible de considérer qui que ce soit d’aussi sérieux,

d’aussi impliqué qu’Arthur Rimbaud.

La vie entière est religion, c’est la suprême

morale des modernes : RIMBAUD LE MOT.

Il nous faut reconnaître le traquenard : nul ne confesse Dieu plus

que nous qui gribouillons des Merde à Dieu.

Le virage se produisit quand il eut 18 ans :

l’Époux Infernal et la Vierge Folle est l’un des

premiers chapitres d’Une Saison en enfer à  avoir été écrit,

sinon le tout premier, en avril 1873.

Abrupt, il rejetait son amour : « J’ai aimé un porc ! »

Il profanait, comme pour Christ : « Ne me rappelle pas le goût de la merde. »

« La débauche est bête, le vice est bête. »

Il y eut deux tentatives d’exorcisme, toutes deux dans la grande de la ferme de Roche.

D’abord il rédigea le testament, écrivant au calme pendant

que le reste de la famille s’affairait aux travaux des champs.

(Le livre fut interrompu par Verlaine, Londres et Bruxelles :

à Roche il était obligé de faire dix kilomètres à pied pour aller boire.)

Livre Païen ou Livre Nègre : revenir avant le Christ.

Nègres et païens ne sont pas couverts de l’excrément

mais lui, Arthur Rimbaud n’en était pas lavé, se savait pris au piège :

Christ tenait ferme

Que le livre soi.

D’autre aussi ont lutté pour être libres.

Il importe de noter qu’il publia le livre. Il envoya des exemplaires.

Il suivit les exemplaires à Paris. Et qu’advint-il ?

Les amis le traitèrent de sodomite

Ce gamin cet amant ce poète. Il avait tailladé les mains de Verlaine

avec un couteau. Il avait juré de se tatouer le visage.

Ce sont là actes sexuels d’instinct, rien qui permette de juger.

Mais les enfants du Christ le jugèrent.

Lui, son apologie aux lèvres, eux le renièrent.

C’est alors qu’il s’en revint à pied à Roche

et brûla tous les manuscrits en sa possession,

toutes les lttres qu’il avait reçues, tous ses livres,

et tous les exemplaires d’auteur d’Une Saison en Enfer qu’il n’avait pas distribués.

« Merde pour la poésie ! »

 

(Texte américazin publié dans Boxkite : A journal of writing et poetics. Number ¾, 2003. Monogene, Sydney, Australia. Traduxion : Auxeméry, 2004.) 

Les mots sur lesquels se terminent l’extrait de ce poème sont eux de Rimbaud, et tout aussi apocryphe que ceux du titre de cet article (« merde à Dieu »). Ce sont des propos rapportés par le docteur Beaudier qui le soignait.

 Dans cette phrase qui serait l’une des dernières retenues de Rimbaud, se donne à entendre le renoncement à la littérature  et, plus précisément, le passage de la littérature à la vie. Une expérience de la vie après la littérature. L’art étant toujours ce qui rend la vie plus intéressante que l’art.

J’ai cité cet extrait parce qu’il met en évidence que Dieu intéresse Rimbaud au moment même où il lui dit « merde ». On pourrait même parler d’un dialogue de Rimbaud avec Dieu (mais je soupçonne ici que je me rapproche de la thèse claudelienne d’un Rimbaud mystique et ce n’est évidemment pas dans la direction d’une récupération religieuse, catholique, qu’il s’agit d’avancer).

Simplement, il faut avoir pris, à un moment donné, la mesure de Dieu pour le faire mourir. De même Nietzsche, peut-être, lorsqu’il proclame la mort de Dieu dans le Gai savoir et dans Zarathoustra. Reconnaître que la production du religieux (les textes révélés, les églises, la liturgie) est une production humaine considérable encore qu’inadaptée, dépassée, usée… Le refus d’admettre la mort de dieu vient d’une anxiété que certains, visiblement, trouvent insupportable. D’où l’accusation de blasphème.

Ce qui est intéressant, c’est de situer le blasphème non du côté d’un rapport au religieux, (des théologiens s’en sont chargé) à commencer par Paul Claudel qui cannonise Rimbaud, etc.

 

Artaud croix

 

Antonin Artaud, dans le film de Dreyer : Jeanne d'Arc

 

Lorsque l’émission radiophonique d’Antonin Artaud Pour en finir avec le jugement de Dieu  a été censurée par l’ORTF (en 1948 – la diffusion ne sera autorisée qu’en 1973), il s’est trouvé un père dominicain pour prendre sa défense…­

Pour en finir 1

pour en finir 2

deux dessins de Maurice Henri (sur l’un d’entre eux, Artaud brise la croix avec la bénédiction de l’Eglise)

Ce qui est une intuition artistique formidablement intéressante, chez Rimbaud (mais aussi chez Artaud), c’est ce geste blasphématoire d’associer dieu aux excréments. En l’occurrence, l’urine du bénitier (dans le texte de Charles Olson) ou, chez Artaud, la merde. Merde à dieu, ce n’est pas que de la rhétorique. La merde est là.

Fécalité.  Dieu = Être = Merde

Certes, le blasphème est du côté de l’enfer (il est donc encore inscrit dans une vision métaphysique). « Une saison en enfer », il y a bien, comme chez le Baudelaire des Fleurs du mal (avec ses poèmes à Satan) une transgression mais, enfin, même si ça parle de la relation amoureuse avec Verlaine (« vierge folle »), ce n’est pas la Gay pride ! Les esprits libres (ou les libres penseurs) de la fin du XIXe siècle conservent la terminologie d’un pouvoir religieux qu’ils abominent… Ils inversent les valeurs, il dérèglent les sens, mais les valeurs persistent, ainsi que les sens (le bon sens).

 

Je n’approfondis pas les cas Rimbaud ni Artaud, dont il faudrait voir au profit de quoi (de quel autre dieu), ils disent « merde » à Dieu.

Je voudrais simplement évoquer deux cas récents qui ont opposé la bien-pensance religieuse, à des artistes qui ont eux aussi, à leur façon, dit : « merde à Dieu ».

Il me semble que ce qui intéresse ces artistes (un plasticien et un metteur en scène), c’est entre autres (indépendamment de leur propre rapport à la foi, à la théologie ou à la religion) la dimension spectaculaire du blasphème.  Je prends le mot spectaculaire dans son étymologie et sans y projeter de jugement de valeur. (Il est normal qu’un artiste recherche le spectacle : de la visibilité et, éventuellement, de la publicité.)

Ce qui est certain c’est que le scandale (encore un terme religieux, faut-il rappeler qu’il est écrit dans la bible : « malheur à celui par qui le scandale arrive » ? Étymologie, le skandalon est un caillou sur lequel on bute : la pierre d’achoppement, un caillou dans la chaussure) est toujours, dans l’histoire de l’art, un signe, un jalon. Le caillou du scandale est la pierre blanche (ou noire) qui marque un événement considérable. L’histoire de l’art s’écrit avec ces petits cailloux.

 

Christ Piss

Christ-piss de Serrano (œuvre de 1989)

 

Andres Serrano (né en 1950) est un portraitiste minutieux.

Il souhaite rendre compte, sans parti pris, de groupes humains marginaux : des « nomades », des membres du Ku Klux Klan, des adeptes de pratiques sexuelles extrêmes. Il génère, suivant le même dispositif de prise de vue (frontalité, centralité, netteté, proximité du sujet photographié sur un fond de couleur criarde) des photographies par lesquelles il souhaite pouvoir rendre compte d’une communauté ou de la mortelle condition humaine (ses portraits réalisés dans une morgue).

Com_die_fran_aise

Andres Serrano, Comédie française

Morgue 1

Morgue 2

Andres Serrano, Morgue

Il n’y a pas d’image interdite. On ne peut que s’interdire de voir. Ce que la société occidentale a pris soin de cacher, d’euphémiser, d’aseptiser, Serrano l’expose justement et sans concession : « Serrano nous sollicite de regarder ce que nous préférerions ne pas voir », écrit Daniel Arasse.

Pratiques extrèmes 1

pratiques extremes 2

pratiques extrêmes 3

Andres Serrano, History of Sex

 

L’œuvre  a suscité de vastes polémiques aux Etats Unis.

En 1911, un tirage appartenant à la collection Lambert est vandalisé à Avignon.

Serrano vendalisé

Andres Serrano devant le Christ-Piss vandalisé

 

Pour le Christ-piss de Serrano, ne pas oublier que l'étymologie du mot "urine" est la même que celle du mot "or" : aurum (en latin)

L’or de l’urine, visuellement, est aussi splendide que celui des icônes byzantines…

C’est bien l’idée, le « concept » artistique de l’urine qui gène les censeurs.

Alchimie de la douleur (Baudelaire)

Rimbaud. Merde à Dieu. Merde à la poésie.

Le blasphème permet à Serrano de transcender son medium, de sortir de la photographie pour atteindre une nouvelle efficacité de l’art. C’est un performatif. Un spectacle. Une performance.

Shit 1

Shit 2

Shit 3

Andres Serrano, Shit (exposition à la galerie Yvon Lambert, Paris, 2008)

 

Roméo Castellucci  Sul concetto di volto nel figlio di dio (« Sur le concept du visage de Dieu »).

Le 20 septembre 2011, au Théâtre de la Ville, à Paris, première de la pièce de Roméo Castellucci Sur le concept du visage du fils de Dieu, spectacle créé, l’été 2011 au festival d’Avignon :

 « Dans la pièce de Roméo Castellucci, un vieil homme est victime d’incontinences incontrôlées, il répand sur son lit et sur le sol des litres d’excréments [dont l’odeur atteint l’ensemble des spectateur]. A ses côtés, son fils prend soin de lui, mais finit par s’épuiser et à s’en remettre à une immense figure du Christ, qui domine la scène, en se plaquant contre ses lèvres. A cet instant, un liquide sombre dégouline sur l’image du Christ, qui se gondole et se déchire ».

La pièce (ou la performance) se déroule sous le regard d’un « Christ impassible », celui du tableau d’Antonnello da Messina : Le Sauveur du Monde, reproduit en format géant.

Castellucci 1

 

Tout au long de sa programmation, la pièce subit les attaques de plusieurs groupuscules extrémistes catholiques et d’extrême-droite, tels que l’Action française, le Renouveau français, France Action Jeunesse, les catholiques intégristes de l’institut Civitas, le Mouvement de la jeunesse catholique de France (MJCF). À savoir, les mêmes qui s’en étaient pris, au mois d’avril, à la photographie d’Andres Serrano à Avignon.

Depuis le début de l’année 2011, les groupes du Renouveau français et de Civitas multiplient leurs actions. C’est un millier d’adhérents qui constitue le gros des troupes et rassemble essentiellement des cathos intégristes proches de la Fraternité Saint-Pie-X fondée par Mgr Marcel Lefebvre, un temps dissidente de l’Église officielle. 

Castellucci 5

Intervention de jeunes perturbateurs catholiques durant le spectacle de Castellucci

Lors de certaines représentations, deux activistes sont parvenus à se planter au balcon en menaçant de verser de l’huile de vidange sur les spectateurs qui attendaient l’ouverture des portes. Ces actes d’obstruction se manifestent aussi dans le hall d’accueil, où plusieurs d’entre eux tentent de barrer l’entrée du Théâtre de la Ville et lancent des fumigènes.

 

Manif catho 1

Manif catho 2

Au bout d’un quart d’heure de représentation, une demi-douzaine de jeunes militants qui avaient réussi à s’infiltrer se détachent des gradins et se précipitent sur la scène. Ils renversent une partie du décor et déplient une banderole « La christianophobie, ça suffit !».  Tels des pénitents, ils s’agenouillent, bras-dessus, bras-dessous,  en chantant des cantiques. Le public, avisé sur la petite nature de ces activistes, et non sans provocation, leur crie par défit : « A poil ! A poil ! », tandis que d’autres hurlent qu’il faut dégager ces « fascistes ». La police en grand effectif déboule alors pour déloger de force mais sans violence les troublions.

Ce qu’il y a de nouveau, par rapport aux siècles passés (fin XIXe, début XXe) c’est que l’ordre, le pouvoir, la police sont du côté des blasphémateurs… Paradoxalement, il se pourrait que ce soit là le piège. Les dissidents, les révoltés, les terroristes sont hors la loi (comme étaient Baudelaire, Flaubert, Zola, Rimbaud ou Artaud précédemment). C’est une question que je pose. Quelle est l’efficacité (technique, artistique, morale, politique) d’un « blasphème » protégé - sinon soutenu - par le pouvoir en place ?

 

Castellucci 2

Castellucci 3

Castellucci 4

Sur le concept du visage de Dieu, Roberto Castellucci

 

Un an plus tard, le 13 novembre 2012, suite à une représentation de la même pièce au Théâtre de Maillon, à Strasbourg, l’association « Avenir de la Culture » (sic), qui se présente comme un rassemblement de laïques catholiques, porte plainte contre X pour « Blasphème pour Dieu ». En Alsace, le droit local permet encore cette qualification surannée (Article 166). L’Église catholique de France déclare « Nous ne la considérons pas comme blasphématoire car il n’y a pas de volonté de souiller le visage du Christ, il s’agit d’une mise en scène des souffrances de l’être humain… Ce qui est compatible avec la doctrine chrétienne, ainsi il n’est pas blasphématoire de crucifier Jésus».

 

Roméo Castellucci :

« Cela ne concerne pas le public, mais la réaction très violente et agressive de quelques-uns qui n’ont pas vu le spectacle et qui ne savent donc pas de quoi ils parlent. En revanche, beaucoup de catholiques ont vu mon spectacle et l’ont aimé. Ces problèmes concernent plus la société française et il ne m’appartient pas de les commenter. Sur le Concept du visage du fils de Dieu a par exemple été joué en Pologne, pays très catholique ; les réactions et les rencontres avec le public y ont été magnifiques. D’ailleurs, en général, les réactions diffèrent peu selon les publics – je parle du vrai public, celui qui a vu le spectacle – ou les pays dans lesquels nous jouons. »

La contestation du geste artistique ne relève donc pas ici comme pour Serrano d’une censure à proprement parler mais d’une intolérance d’une partie de la population. Non pas des usagers (les manifestants ne sont pas des spectateurs de théâtre ni d’exposition). Ils ont été alertés par leurs organisations et ont monté des actions violentes, destructrices, agressives contre les œuvres et leur public.

Telle est la forme de censure à laquelle nous sommes confrontés. Elle est dangereuse car elle influence les programmateurs.

 

J’aurais également pu parler du cas d’Eric Pougeau, exposé au Frac Lorraine (dans le cadre de l’exposition l’Infamille) il y a quelques années et du procès intenté par les groupuscules d’extrême-droite qui s’en est suivi.

 

Pougeau-Enfants03

Eric Pougeau, exposition L'Infamille, Frac Lorraine

Le fait que ce soit les défenseurs de la famille qui se sentent attaqués par ces œuvres quasi-conceptuelles (dans le cas d’Eric Pougeau) est tout à fait symptomatique. Ce n’est pas d’iconoclasme qu’il s’agit (puisqu’il n’y a même pas d’image). La question esthétique rejoint ici la question morale. La République est accusée de décadentisme parce qu’elle soutient (finance) des artistes pervers et décadents. Ce soutien, accordé du bout des lèvres, devient un enjeu politicien. Les politiques sont pris entre deux « devoirs », celui de montrer qu’ils résistent à l’extrême droite (et à l’intégrisme) et celui de ne pas se mettre leur électorat à dos. Je ne suis pas sûr qu’ils aient l’intelligence de leurs décisions. Je crois plutôt qu’ils doivent lutter contre leur mauvaise conscience et que cela n’est pas sans produire quelques courts-circuits neuronaux. J’ai pu l’observer moi-même, siégeant au CA du Frac Lorraine, la réaction terrifiée des décideurs politiques (à l’époque « de gauche »). Elle fait froid dans le dos.



[1] "Lorsque la religion, la science et la morale sont ébranlées et lorsque leurs appuis extérieurs menacent de s’écrouler, l’homme détourne ses regards des contingences externes et les ramène sur lui-même ; la fonction de la peinture devient alors d’exprimer le monde intérieur de l’individu, autrement dit son monde spirituel."

 

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3 février 2016

FOOTIT & CHOCOLAT

FOOTIT & CHOCOLAT

 

(Puisqu'il devient fort à la mode de parler de Chocolat, recopions vite ces quelques notes, avant que l'on nous dise que nous les avons copiées sur un film que nous n'avons pas encore vu…)

Footit et Chocolat photo

  

« Ce qui était beau, c’était le cirque ;

alors il y  avait Footit et Chocolat ;

Footit qui était comme une duchesse folle et Chocolat,

le nègre qui recevait des claques. »

                                               Jean Cocteau (Portraits Souvenir)

 

C’est à travers ce couple de clowns que s’opère le passage entre la pantomime acrobatique des Hanlon Lees et une forme de spectacle, ressortissant au cirque, mais où la mise en scène, la théâtralité et le dialogue tiennent une place importante.

La rencontre de Tudor Hall (Footit) et Raphaël Padilla (Chocolat) se situe en 1890. Elle marque la véritable reconnaissance de l’« entrée » clownesque, en tant qu’attraction autonome, dans l’histoire des arts du cirque.  Le geste comique accompli en couple, éveille, bien sûr, chez les érudits la réminiscence des tabarinades du Pont-Neuf, au début du XVIIe siècle. Mais l’association du clown blanc et de l’Auguste, formée à l’image des couples d’acrobates se produisant dans des cirques, est à mettre au crédit de ces deux-là. Leur popularité arriva à son apogée dans les années 1900, au Nouveau-Cirque, où ils triomphent dans Le Tour du Cadran (1905). Ce spectacle en forme de revue permettait aux deux clowns de présenter deux entrées de leur répertoire (5eme acte), ainsi qu’un « Grand Cake Walk » (3ème acte), danse qui apparaît au Nouveau Cirque, dès 1902, avec un certain François Fratellini, dans une pantomime intitulée Les joyeux nègres. Il se produisent également, avec un même succès, aux Folies-Bergère. Leur collaboration aura duré vingt ans. Ils se séparent en 1910.

Rien ne prédestinait les deux hommes à travailler ensemble. George Tudor Hall était un écuyer anglais. Raphaël Padilla, un esclave cubain, né à la Havane en 1868 (L’esclavage à Cuba ne fut aboli que dans les années 1880).

Lulu Champsaur Pantomime

(Dans Lulu, pantomime de Félicien Champsaur (1888), Footit  joue le rôle d'Arlequin et c'est un membre des Hanlon Lees, Agoust, qui signe la mise en scène et joue le clown-philosophe Schopenhauer. La clownesse-danseuse Lulu, est jouée par Mlle Massoni. Ici, couverture illustrée par Chéret)

 

Acheté par un marchand portugais, Raphaël s’enfuit et devient le serviteur et le garçon de piste du clown Toni-Greace qui sera engagé au Nouveau-Cirque, à Paris. C’est là que Chocolat sera repéré par Footit, lui-même arrivé en France en 1880.

Footit et Chocolat, pour des raisons raciales (et racistes) évidente, inaugurent et développent une dramaturgie des rapports de pouvoir qui relient le Clown, à proprement parler, et l’Auguste. Grimé en blanc, pailleté, brillant, le clown blanc, personnage dominant, n’est jamais que le faire-valoir de son partenaire. Ce dernier, l’Auguste, extravagant, est le véritable amuseur du duo. Le rapport hiérarchique, réel ou supposé, entre Footit (le maître) et Chocolat (l’esclave) est bouleversé par le rire. Avec Footit, le faire-valoir est devenu une figure agressive, hautaine et autoritaire. Le personnage de Chocolat, souffre-douleur de Footit, possède une maîtrise corporelle et un répertoire de geste qui l’empêchent d’apparaître comme une simple victime. Là encore, on pense à Tabarin, qui, passant pour être le valet de Mondor est, en fait, le maître de l’association qui le relie à son partenaire. Les questions tabariniques, ces petits dialogues comiques recueillis pour la première fois vers 1622, firent l’objet de deux rééditions, au 1858. La figure des amuseurs du Pont-Neuf a, d'une certaine façon, été remise à la mode à ce moment-là. 

L’intelligence de Chocolat est parfois qualifiée de « simiesque », c’est celle de son corps de « nègre » apportant à Paris, bien avant Joséphine Baker dans la fameuse revue de 1925, la grâce stimulante d’un mouvement « électrique » jusqu’alors inédite en Europe. Dans le cas de Chocolat, cette aisance physique est directement issue de la culture des esclaves noirs d’origine africaine. Elle se manifeste d’abord dans la danse, dont Toulouse-Lautrec capta l’élégance de la posture, dans un célèbre dessin intitulé Chocolat dansant à l’irish american bar.

Lautrec Chocolat dansant à l'irish american bar 1896

 

Au début des années 1900,  cette danse est nettement identifiée, sous le nom de « Cake-walk », puisqu’elle compose la troisième partie de ce Tour du cadran, présenté au Nouveau-Cirque, ainsi qu’en témoigne l’affiche qui en subsiste.

Mais le geste comique des clowns (si l’on prend l’expression dans son sens générique) se caractérise surtout par une dose d’absurde non-sens (l’origine anglaise de Footit n’y est sans doute pas étrangère) qui amène les corps sur le terrain de la parodie et de la caricature. À la même époque, un autre clown anglais très célèbre, le nain Little Titch, exécutait, notamment, une effroyable parodie de la danse serpentine de Loïe Fuller (le corps minuscule et difforme de Little-Tich, équipé de chaussures géantes et des fameux voiles de la danseuse a d'ailleurs été filmé, dans cette performance…). Footit et Chocolat, tout comme lui, n’hésitent pas à s’habiller en femme, à changer de sexe, ainsi que le montre une lithographie de Toulouse-Lautrec

Footit travesti Lautrec

C’est donc bien la rencontre improbable des races et des genres qui fait toute la saveur du numéro de Footit et Chocolat. Détail amusant, et sans doute significatif, Footit et Chocolat figurent, de manière stylisée, dans l’une des toutes premières captures du mouvement, une animation de praxinoscope d’Émile Raynaud, précédant de quelques années les Frères Lumière qui, en 1900, filment : Chaises à bascule, Guillaume Tell, La Mort de Chocolat…

Footit et Chocolat bande

Inscription du geste dans la postérité. Pour autant, l’art du clown n’a pas vocation à durer ni à faire « œuvre » ; il s’appuie avec légèreté sur des faits contemporains, parodie des événements et des vedettes qui marquent l’actualité.

Footit et Chocolat Ibels

 

En 1890, dans un spectacle intitulé À la cravache (Le texte de cette revue a été composé par Gabriel Astruc, Armand Lévy, Pierre Soulaine et Adrien Hébrard), Footit compose, en travesti, un portrait-charge de Sarah Bernhardt dans Cléopâtre. La mise en scène à grand spectacle de la pièce de Victorien Sardou avait connu, la même année, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, un grand succès de curiosité, notamment grâce à une scène fameuse où l’actrice n’hésitait pas à introduire de vrais serpents dans son corsage pour mimer le suicide de la reine d’Egypte, geste qui se prêtait évidemment à un numéro clownesque désopilant :

« Footit et Chocolat, voici que va s’écrouler le forum de vos harangues, jusqu’au souvenir de vos parodies sarahbernhardesques, où l’aspic de Cléopâtre devenait un serpent boa entrelacé d’une mélodie bien applaudie alors des Parisiens :

C’était un pauv’petit serpent,

Qu’avait rien à s’mettr’ sous la dent… 

Que chantait Yvette. » (Yvette Guilbert, La chanson de ma vie, Mes Mémoires, Les Cahiers Rouges, Grasset, 1995.)

C’est, en effet, Yvette Guilbert, autre modèle de Toulouse-Lautrec, partageant  avec les clowns et les acrobates la scène des music-hall, qui relate cette anecdote, dans son autobiographie.

Footit carte postale 1

Footit carte postale 2



 

22 décembre 2014

LE BAL BULLIER

Perrine Kervran m’ayant sollicité pour participer à un documentaire (La Fabrique de l'Histoire, sur France Culture) consacré au Bal Bullier, (grand tableau de Sonia Delaunay, peint en 1913, présenté à l’exposition Sonia Delaunay, les couleurs de l’abstraction, au Musée d’art moderne de la ville de Paris), j'en profite pour jeter ici quelques notes prises à l'occasion.

On peut écouter l'émission ici, sur le site de France Culture : 

Bien que n’étant pas réellement spécialiste de la peinture moderne, il m’a plu d’être ainsi convoqué à titre d’expert de cette période si particulière, située entre 1900 (l’Exposition universelle à Paris) et 1914 (la déclaration de guerre). Ces treize années ont ceci qui me fascinent qu’elles inaugurent un XXe siècle qui n’aura pas lieu, elles sont un faux départ, comme la branche sciée d’un grand arbre qui prendra brusquement une autre physionomie.

Le programme rimbaldien : « Il faut être absolument moderne » se développe d’abord dans le registre de la science et de l’industrie, les performances de l’architecture (la tour Eiffel !), du voyage, de la communication… Déjà, l’étonnement du citoyen face à une mondialisation effective (colonialisme, expositions internationales, presse de plus en plus, et photographiquement, illustrée…).

Désormais, bulle isolée dans le temps, cette période nous semble avant tout dévolue à la recherche, dans tous les domaines, de la technique et de la beauté et, surtout à Paris, celle du divertissement : théâtre, danse, music-hall, cinéma, cirque, etc.

Ce tout premier XXe siècle paraît aussi, parfois, se complaire dans une certaine nostalgie du XIXe siècle, le romantisme, le Second Empire, la Vie de Bohème…  tout ça semble déjà vieux et plein de charme. Dans le même temps, on se demande ce que sera « Le XXe siècle », Jules Verne et Robida en développent quelques intuitions fulgurantes.

 Parallèlement, il faut bien reconnaître cette fracture des avant-gardes… Certes, pas aussi nette que ce que prétendent les manuels qui ont tendance à oublier que les avant-gardes coexistent avec une modernité en place, la modernité officielle en quelque sorte, qui n’a rien de conservateur mais qui est tape-à-l’œil et spectaculaire. Du coup, des mouvements comme le cubisme ou le futurisme ne sont jamais, au regard du grand public, que des excentricités relativement acceptables car comparables à certains gestes farfelus qui surgissent dans les théâtres ou sur les scènes de divertissement.  En 1910, le Chantecler d’Edmond Rostand est assez audacieux sur le plan formel même s’il n’est porteur d’aucun discours d’avant-garde…

Les Ballets russes ? C’est russe, justement, ce n’est pas seulement le génie du XXe siècle qui déloge le ballet romantique. C’est de l’exotisme.

A un sièclede distance, le programme historique, c’est de ne pas s’illusionner sur la légende de la modernité. Démystifier l’héroïsme des grands artistes. Les remettre dans leur contexte.  À quoi est un Parisien de 1913 est-il confronté ? Quelle est l’offre spectaculaire ? Que peut-il voir ?

Si l’on ne retient (ainsi que nous invitent à le faire les histoires de l’art) que la saison du Vieux Colombier (avec Jacques Copeau) et que celle des Ballets Russes (avec Diaghilev et Nijinsky) la vision sera forcément biaisée.

Également, si on oppose trop radicalement des phénomènes vraiment artistiques d’autres formes de divertissements, plus ou moins populaires (et, donc, plus ou moins légitimes). Les Ballets russes n’ont-ils pas d’autant plus d’intérêt qu’ils coexistent avec les danses de la Goulue (pour ne citer que cet exemple) ?  

Il suffit de prendre une revue comme Le Théâtre, par exemple, pour constater l’hétérogénéité des propositions spectaculaires..

Mais, regardons le Bal Bullier.

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Rien n'empêche de considérer cette toile comme le chaînon manquant entre l’esthétique de la Belle Époque (Naturalisme, Symbolisme, Art nouveau, etc.) et celle d'une certaine peinture moderne tendant vers l'abstraction.

Par conséquent, une toile à l’importance  comparable aux Demoiselles d’Avignon (1907), peut-être. En effet, chez Picasso, le thème des Demoiselles (celui de la maison-close, déjà traitée par Toulouse-Lautrec et d’autres), semble laisser le pas à un travail formel : « art nègre », cubisme… Ici, le Bal Bullier (Lautrec aussi, ou Degas par exemple) n’est qu’un prétexte à expérimenter une nouvelle façon de peindre (et le simultanéisme).

Tout le monde connaît la phrase de Maurice Denis (que je cite ici de mémoire) : « se rappeler que la peinture avant d’être une femme nue ou un cheval sur un champ de bataille est, avant tout, un ensemble de formes et de couleurs en un certain ordre assemblé ». La formule, dont il ne s’agit pas de nier l’importance, est devenue le dogme de la modernité. Pour autant, s'agissant de comprendre ce qui est se joue dans les œuvres de cette période précise (autour de 1900), peut-être s’agit-il plutôt de renverser la proposition. Comme le dit Michel Foucault, l’émergence d’une nouvelle vérité (il parle d’épistémologie, mais rien n’empêche de transposer dans le domaine de l’art) se fait toujours au détriment de vérités anciennes. Certes, l’émancipation jette à bas nombre d’obstacles et permet de nouvelles découvertes, mais elle effectue un tri (Foucault parle de « grille ») et en sacrifiant le bébé avec l’eau du bain. L’historien contemporain devrait dire, a contrario de Maurice Denis, "Ne pas oublier que les formes et les couleurs de la peinture se composent à partir d’un référent qui a existé et qui revêtait, au moins au moment où cette peinture a été peinte, une certaine importance". Du coup, le bordel philosophique de la rue d’Avignon (Picasso) ou le Bal Bullier (Sonia Delaunay) regagnent un certain mystère et,  plus précisément, une certaine érotique. En tout cas, ces œuvres sacralisées par la doxa cessent d’être de simples points de repères pédagogiques. Elles expriment des faits qui sont têtus. C’est là. C’était là (au bal, au bordel) que se trouvaient les artistes qui ont inventé cet art moderne. Inventé de nouvelles formes d’expression, de nouveaux mediums artistiques en même temps qu’ils exploraient des formes de loisir pas si innovantes que ça. Le bal, par exemple.

Qu’est-ce qu’un bal ?

Le bal n’est pas une invention des années 1900.

L’institution en remonte au moins au XVIIIe siècle (le Bal de l’Opéra, voulu par le Régent en 1715). En 1790, il y avait déjà 400 bals à Paris !

En 1848, Auguste Vitu dit que leur nombre « effraie l’imagination »[2]

La lecture du Débardeur, de Maurice Alhoi, illustré par Gavarni, nous renseigne assez bien sur la pratique du bal, un demi-siècle avant l'époque qui nous concerne. 

On peut distinguer les Bals publics (vulgairement appelés pince-culs ) : En plein air : Le jardin Labouxière, le Tivoli d’hiver, le Prado, Valentino, Mabille, le Château-Rouge, le Casino… En salle : Le Moulin de la Galette, le bal Dourlan, le Tivoli Waux-Hall, l’Elisée Montmartre, l’Elysée Ménilmontant, le Jardin Turc, Bullier. Et parmi ceux-ci les bals réguliers, Le Bal Mabille (avenue Montaigne), Chicard y introduit le cancan. Rigolboche et Céleste Mogados…

D’autre part, les Bals particuliers (le Bal des 4’zarts, organisé par les étudiants des beaux arts, créé en 1892 et qui dure jusqu’en 1966 ! ou le Bal de l'Internat). Le caractère privé de ces bals autorisaient, jusqu'à un certain point, des conduites qui auraient étaient sévèrement censurées dans l'espace public (comme la nudité des modèles qui participaient à ces "fêtes de caractère"

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                 Louis Morin, Revue des Quat'saisons n° 1, Paris, Ollendorf, 1900 

Le bal de l’Internat avait lieu, chaque année, à Bullier (avec des chansons obscènes)

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 Guillaume Apollinaire écrit, en 1914 : 

« … l’époque va-t-elle être dominée par le carnaval ? La danse est à la mode, on danse partout, partout ont lieu des bals masqués. La mode féminine se prête si bien au travesti que les femmes ont déguisé leurs cheveux sous des couleurs éclatantes et délicates qui rappellent celles des fontaines lumineuses qui m’étonnèrent quand j’étais enfant, à l’exposition de 1889. (…) Tout naturellement les bals de l’Opéra ont ressuscité. Et la plaisanterie grivoise du premier de ces nouveaux bals de l’Opéra où chaque femme recevait une boîte fermée à clef, tandis que chaque homme recevait, une clef, à charge pour lui de trouver la serrure de sa clef, est d’excellent augure pour la gaieté générale. La vie va devenir légère et peut-être plus tard, quand le tango, la maxixe, la furlana seront oubliés, dira-t-on de notre époque comme dans la célèbre lithographie de Gavarni : “Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup dansé.” » (Apollinaire, p. 143-144)(1914) 

« Dans un petit théâtre, j’ai vu danser la furlana (prononcer fourlana), que les danseurs, avant de la danser qualifièrent danse du pape, des pas si lascifs que le pape serait bien étonné d’être mentionné à ce propos. Et tandis que la danseuse presque nue, plus que nue atrocement nue, car le cache-sexe de cette jolie fille la faisait ressembler aux Vénus orthopédiques ou encore à je ne sais quelle lunaire guerre de Cent ans, ballait avec son cavalier, je pensais à cette jolie scène des Mémoires où Casanova dansait la forlane à Constantinople… (Apollinaire, p. 148-149).

De tels bals sont beaucoup plus que de simples bals.

Ce sont des buvettes (on y boit surtout de la bière), des attractions, des jeux… : « Allons ! Margot (…) Donne-moi le bras et viens faire un tour de bal… Je t’offre une partie de toupie hollandaise. » (François Coppée[1])

Billards, escarpolettes (dans le jardin) :

1951 : « Là-bas, dans le fond et derrière ces lilas, cinq billards sont continuellement occupés ; nous ne dirons rien des nombreux manque de touche qui s’y commettent, et dont il faut chercher l’origine dans la vue appétissante des mollets des dames qui jouent à l’escarpolette. Nous croyons devoir indiquer la salle du fond comme lieu le plus propre à ces sortes d’observations. » (Mystères du jardin Bullier)

« Puis ce sont encore des jeux de tonneau, de petits palets, et beaucoup d’autres. » (Ibid)

Le bal génère ses habitudes, ses « trucs », des codes sociaux liés à des milieux : étudiants, carabins, artistes, etc.

Ils relèvent de la vie nocture (à Paris, la vraie vie ne commence qu’à l’heure où l’on allume le gaz) et de la vie hivernale (Vitu : Paris n’est Paris qu’à partir d’octobre). Paris, « ville lumière ». Les lumières brillent dans l’ombre. "C’est la nuit qu’il fait bon de croire à la lumière" (Rostand, Chantecler).

Il y a des bals de différents niveaux, plus ou moins luxueux.

Le Bal Bullier, n’est pas le plus côté (ni le plus cher) mais il est le plus grand.

Bal Bullier (1847-1913 puis 1920-1940) 

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En 1913, l'extérieur est très Art nouveau, avec un porche qui rappelle un peu celui, monumental, de Binet, à l'entrée de l'Exposition de 1900. 

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L'affiche de Georges Meunier que l'on distingue (sur la photo) sur les panneaux qui encadrent l'entrée : 

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À l'intérieur du fronton fait de céramique vitrée est installée;  en 1895 la représentation du coq gaulois sur les emblèmes des facultés; dessous est inscrite la phrase "salvatit et placuit ". Un groupe de femmes et deux étudiants qui portent une sorte de chapeau appelé le "sophisme" dansent le cancan.

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À llntérieur : Inspiration orientale. Bois, céramique, électricité. Un monde brillant. Une attraction. 

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La création de ce bal est à l'initiative du Père Bullier, dont voici le portrait, tel qu'il apparaît dans le livre d'Auguste Vitu : Les Bals d'hiver, Paris masqué

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Ancien combattant de la bataille de Waterloo. François Bullier boîte un peu, ce qui ne l'empêche pas de règner sur la « famille » du bal. Propriétaire du Prado (un grand bal sur l’île de la Cité, surtout fréquenté par les étudiants du quartier latin), il acheta en 1847 un vieux jardin avenue de l’Observatoire et y fonda un bal qu’il baptisa La Closerie des Lilas. (Il y avait vraiment des lilas, un extérieur où les «danseurs » pouvaient s’isoler entre les bosquets). 

Ce bal dont les décors se sont inspires de l'Alhambra (sic !) propose plusieurs animations comme billards, tir a  l'arc ou au pistolet.

 

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Rue de l’Observatoire, rebaptisée Georges Bernanos (le bal Bullier était situé au niveau de l’actuel 39, quartier du Val de Grâce, 5e arrondissement).

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Simultanéisme social

Grande mixité sociale. « Parmi les dames qui fréquentent le Prado, il faut faire deux catégories : celle des femmes du monde,venues pour voir, et pour observer, disent les bas-bleus ; les autres sont de joyeuses créatures qui prennent leur plaisir comme elles le trouvent, et nous ne leur dispureront pas. » (Vitu, p. 23)

Avant même d'aborder le simultanéisme en peinture, ou en couture, on peut donc parler de simultanéisme social. 

Le bal est un phénomène bourgeois (puisqu’on est en ville), mais il faut se souvenir qu'il y a, à cette époque, un grand écart entre grand bourgeois et petit bourgeois. Le Bal est fréquenté par des couples de toutes sortes (des artistes, le couple Delaunay, par exemple, ou des artisans, mais aussi par descélibataires, bourgeois, artisans, ouvriers, midinettes, lorettes (ou grisettes), employés de maisons, étudiants… À partir des années 1910, le Bal est hanté par des prostituées… 

 On y danse le jeudi, le samedi et le dimanche.

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                Le Bal Bullier, par Provost (1870 ?)

« En 1840, il y avait deux bals en titre au Quartier Latin : la Grande-Chaumière, boulevard du Montparnasse, et la Chartreuse, ancêtre de notre Bullier actuel. Le premier était situé à la hauteur du n° 120 du boulevard Montparnasse. Fondé en 1787 et démoli depuis longtemps, cet ancien temple de la danse a fait place à des maisons de rapport. La rue de la Grande-Chaumière en consacre seule le souvenir. Il méritait mieux, car il avait connu des jours de prospérité, sinon de gloire. » (Les Annales politiques et littéraires, extrait de La Comédie Littéraire, d’Adolphe Brisson, 28/04/95).

« Bullier ! nom évocateur ! Bullier succéda à la Closerie des Lilas qui fut chantée par Murger et par Théodore de Banville. O Musette ! ô Mimi ! ô Muse dont l’aile était si vive, le pied si léger, avez-vous disparu ? Vous êtes-vous transformées ? Une épaisse cohue emplit le « jardin d’hiver » et nous cherchons de l’œil le tablier de Phémie et le bonnet de Musette… les tabliers sont rares et les bonnets inconnus. On n’aperçoit que des robes de soie voyantes et fripées, et des chapeaux défraîchis. Nous ne sommes pas à Bullier, nous sommes au Moulin-Rouge. C’est un Moulin-Rouge moins huppé, où le champagne est remplacé par la limonade gazeuse et les princes russes par des calicots… Fuyons ce séjour funèbre… » (Ibid.)

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                À Bullier, par Forain

Brillamment éclairé au gaz, on y admirait « une décoration orientale et des peinture criardes qu’un farceur a nommée genre Alhambra ».  Le succès de cet établissement qui allait devenir illustre sous le nom de bal Bullier se prolongea jusqu’à la guerre de 1914, à la veille de laquelle Sonia Delaunay venait y danser en robe simultanée avec son mari Robert et aussi, parfois, Maïakovski et sa célèbre chemise jaune cadmium.

S'il est douteux que la charge historique de ce lieu ait joué quelque rôle pour ses festifs usagers, il ne nous est pas tout à fait indifférent de savoir que le mur d'enceinte de ce fameux jardin de lilas fut celui où l'on exécuta, en 1815, le maréchal Ney.

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               La Mort du Maréchal Ney, par Gérôme (1868)

« Ce mur derrière lequel on danse si joyeusement est celui où l’on a fusillé le “brave des braves” : Michel Ney a rendu le dernier soupir là où résonne la polka des Baisers. Plus encore  cette Closerie des Lilas, où se trémoussent les représentants de la jeunesse française, a été l’asile des pieux disciples de saint Bruno ; les Chartreux ont précédé les carabins ; le séminaire religieux est devenu le séminaire du plaisir. » (Les Cythères Parisiennes, p. 60).

Outre la polka dont il est question ici, ce sont le quadrille, la valse, la mazurka, les scottishs, la polka et, enfin, le tango qui sont dansées à Bullier. 

Réquisitionné pendant la guerre de 1914-1918 par l'Intendance, il sera utilise pour la fabrication des uniformes.

Il rouvrira ses portes en 1920 et entrera en concurrence avec la "Ville Magique"et" Luna Park" pour disparaître finalement avant la dernière guerre. »

Un Bal d’Etudiants (Bullier) : notice historique, accompagnée d'une photogravure et suivie d’un appendice bibliographique par un ancien contrôleur du droit des pauvres.- Paris : Librairie H. Champion, 1908

« M. Bullier introduisit de nombreuses réformes dans l’exploitation de son établissement fixé à la modique somme de un franc ; de plus, grande révolution pour l’époque, les danses n’étaient plus taxées. La vogue fut immense ; les étudiants désertèrent bientôt le boulevard Montparnasse pour accourir en foule dans la salle nouvellement construite et dans laquelle on accédait par l’escalier en pierre que nous voyons encore aujourd’hui. L’estrade de l’orchestre s’élevait au milieu du bal. Dans les beaux jours, on dansait même dans le jardin. Aussi, quand en 1858, le Prado fut démoli, pour faire place au grave Tribunal de Commerce, on agrandit encore la salle ; on déplaça l’orchestre pour l’établir à sa place définitive.

 M. Bullier mourut en 1869 ; son neveu et successeur empièta sur le jardin pour construire la galerie couverte, aux vantaux mobiles, destinée à servir de terrasse de café pendant la mauvaise saison. Il utilisa, à cet effet, les glaces de la salle de l’ancien Prado. Au printemps, les cloisons disparaissent, salle et jardin ne font plus qu’un et livrent ainsi aux ébats des danseurs une arène immense. (…)

Primitivement, l’établissement était ouvert dès neuf heures du matin ; dans la journée, les allées et les bosquets du jardin se remplissaient d’étudiants et de jeunes femmes qui se croyaient un peu à la campagne. Les balançoires étaient alors prises d’assaut par les dames, tandis que leurs cavaliers, en manches de chemise, le béret sur l’oreille, d’un bras vigoureux les poussaient dans l’espace, profitant ainsi des hasards heureux de l’escarpolette. D’autres cultivaient, avec ardeur, le noble jeu du billard chinois ; les gens plus tranquilles vidaient force canettes en culottant des pipes, ou bien encore engageaient d’interminables parties de cochonnet.

 Mais, vers 1859, les habitudes, sinon les mœurs, se transforment : la Closerie n’ouvre plus ses portes que les soirs de bal, dimanche, lundi et jeudi. Insensiblement, le nom du maître de céans se substitue à l’ancienne dénomination : la Closerie des Lilas devient « Bullier ». La vaste salle, aux colonnes orientales, resplendit alors de lumières, le jardin s’éclaire à giorno, les bosquets s’embrasent de feux de Bengale ; Desblins lève son archet et, devant un orchestre imposant, les vis-à-vis s’organisent. C’est Magenta, quadrille de circonstance, qui est en vogue, puis la polka des Baisers, tous les deux du maëstro de la maison. (…)

1870….. Année sombre et terrible ! L’invasion, la patrie en deuil, l’ennemi aux portes de la grande ville. L’avenue de l’Observatoire est déserte, l’ancienne Closerie est plongée dans l’obscurité….. les lilas sont coupés ! les étudiants aux remparts ou dans les armées de province. Un factionnaire veille à la porte : dans la salle, les faisceaux d’une compagnie de francs-tireurs que le maréchal Ney, fièrement campé sur son socle de pierre, semble entraîner à l’ennemi…..

 Les soldats partis, on y installe une ambulance, et là où retentissaient jadis l’éclatante jeunesse des rires et les joyeux flonflons de l’orchestre, des blessés se tordent sur des grabats. Mais ce ne fut pas pour longtemps, les obus prussiens tombaient dans la salle et, en toute hâte, on dût transporter ces malheureux à l’ambulance de Saint-Germain-l’Auxerrois.

  La guerre finie, c’est la lutte fratricide, la Commune. Une poudrière, qui se trouvait en bordure le long du jardin du Luxembourg et à laquelle les fédérés mirent le feu, manqua d’anéantir l’établissement.

 C’est alors que M. Théodore Bullier, pour consolider la salle ébranlée par l’explosion, fit construire la galerie circulaire actuelle.

  Tout passe, le calme renaît, les mauvais rêves s’évanouissent. Avec avril, les frondaisons reverdissent, le jardin se remplit du joyeux piaillement des oiseaux, les Facultés rouvrent leurs portes, les étudiants reprennent le cours des études interrompues, Bullier suit le mouvement. C’est alors vous, ami lecteur, c’est nous, modeste chroniqueur du vieux bal latin, qui formerons sa nouvelle clientèle.

 Qui ne se rappelle, vers 1875, l’infortuné André Gill, assis à une table de la galerie ? Il esquissait les croquis qui l’ont rendu célèbre, dans les rares instants de lucidité que lui laissait la terrible maladie dont il était atteint. Puis, Mouton-d’Or, client de Riche-Nature, cafetier du boulevard Saint-Michel, étudiant de vingtième année, boute-en-train des Ecoles. Comme femmes, Grille-d’Egout et la Goulue vinrent faire leurs premiers pas Avenue de l’Observatoire, avant de s’exhiber dans les établissements à la mode de l’autre côté de l’eau…..

En 1883, M. Théodore Bullier passa la main à MM. Moreau frères qui devinrent directeurs du bal public, certainement le plus ancien de Paris. Nous constaterons, à la louange de la direction, que les nouveaux propriétaires firent tout leur possible pour conserver à la maison les vieilles traditions et garder intact le cachet spécial de ce bal d’étudiants. Ils ne modernisèrent l’établissement qu’en y introduisant la lumière électrique. A Bullier, pas d’exhibition de quadrilles naturalistes, grassement rétribués en vue d’attirer une clientèle plus ou moins cosmopolite, mais, par contre, un public qui aime la danse pour elle-même ; un grand nombre d’étudiants venus là pour rire et s’amuser, et enfin la foule des curieux avides de connaître le vieux bal au renom si pittoresque. Aussi terminons-nous en souhaitant que les vrais amateurs de danse, entraînés par un excellent orchestre, puissent s’en donner longtemps à coeur-joie, sous le regard jovial du créateur de la maison, du père Bullier, dont le buste frappant de ressemblance préside, depuis bien des années, à la fougue de leur étourdissante jeunesse.» 

 

Simultanéisme

 

On peut définir le simultanéisme comme la mise en valeur des contrastes de teinte et d’intensité.

Le Simultanéisme est un mouvement pictural dont l’invention est attribuée aux Delaunay (mais qui concerne aussi la littérature, Apollinaire, Tzara…)

Sonia, quant à elle, expérimente le simultanéisme en couture. Les Delaunay viennent danser en costumes simultanéistes au Bal Bullier.

Apollinaire : « Il faut aller voir à Bullier, le jeudi et le dimanche, M. et Mme Robert Delaunay, peintres, qui sont en train d’y opérer la réforme du costume.

L’orphisme simultané a produit des nouveautés vestimentaires qui ne sont pas à dédaigner. Elles eussent fourni à Carlyle un curieux chapitre du Sartor Resartus.

M. et Mme Delaunay sont des novateurs. Ils ne s’embarrassent pas de l’imitation des modes anciennes, et comme ils veulent être de leur temps, ils ne cherchent point à innover dans la forme de la coupe des vêtements, suivant en cela la mode du jour, mais ils cherchent à influencer en utilisant des matières nouvelles infiniment variées en couleurs.

Voici, par exemple, un costume de M. Robert Delaunay : veston violet, gilet beige, pantalon nègre. En voici un autre : manteau rouge à col bleu, chaussettes rouges, chaussures jaune et noir, pantalon noir, veston vert, gilet bleu de ciel, minuscule cravate rouge.

Voici la description d’une robe simultanée de Mme Sonia Delaunay Terck : tailleur violet, longue ceinture violette et verte, et, sous la jaquette, un corsage divisé en zones de couleurs vives, tendres ou passées, où se mêlent le vieux rose, la couleur tango, le bleu nattier, l’écarlate, etc., apparaissant sur différentes matières, telles que drap, taffetas, tulle, pilou, moire et poult de soie juxtaposés.

Tant de variété ne passe pas inaperçue. Elle met de la fantaisie dans l’élégance.

Et si, vous rendant à Bullier, vous ne les voyez pas aussitôt, sachez que les réformateurs du costume se tiennent généralement au pied de l’orchestre, d’où ils contemplent sans mépris les vêtements monotones des danseurs et des danseuses[3]. »

  

Le tableau de Sonia Delaunay

Ce qui frappe d'abord dans le tableau intitulé Le Bal Bullier, c'est sa largeur, sa monumentalité… 

Notons, toutefois que les photographies plus anciennes du bal Bullier et un certain nombre de gravures adoptent volontiers le même format (sinon dans les mêmes dimensions).

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            La Bal Bullier, par Robida (1881)

 

En outre, sur l'illustration de Forain, située à la fin des années 1880, on constate déjà une certaine excentricité dans les attitudes des danseurs. Bullier est un endroit où l'on s’amuse sans façon.

Quant au tableau de Sonia Delaunay, c’est encore du post-impressionnisme mais qui tire vers l’abstraction. On ne voit pas tout de suite ce que représente le tableau. À y regarder attentivement, on distingue nettement un certain nombre de couples enlacés (ils dansent de manière très rapprochée). Danses de couple : Polka, valse, mazurka. Mais en 1913, déjà le tango, vraisemblablement. Le Tango est donc bel et bien une danse de la Belle Époque. C’est déjà dans la Recherche (Proust) où Odette de Crécy est donnée pour une « danseuse de tango »

Des sphères irradiantes (les lumières électriques, mais il y en a déjà beaucoup plus tôt, dans les affiches de Lautrec par exemple).

Couple homme en vert avec chapeau jaune, femme en rouge avec chapeau violet (jaune et violet, vert et rouge sont des couleurs complémentaires, le contraste le plus puissant) :

 

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               Quatre couples extraits du tableau Le Bal Bullier, par Sonia Delaunay

 

1913 : Le chant du cygne du spectaculaire Belle Epoque. C’est juste avant la guerre où le bal sera fermé et réquisitionné. (réouverture en 1920, sous le nom de Closerie des Lilas) (tango, jazz)

Déjà avant la Guerre, le passage de Montmartre à Montparnasse, quartier des artistes et du plaisir. 

Cf Apollinaire, Anecdotiques, mars 1914, p. 137 :

« …sur le boulevard Raspail, le petit café des Vigourelles abrite, les jours où l’on ne danse pas à Bullier, une jeunesse pétulante… » (p. 138-139). Le café est fréquenté par Dunoyer de Segonzac, André Derain, etc. Picasso habite tout près. « S’il a une couleur différente de celle du Montmartre d’autrefois, le Montparnasse d’aujourd’hui n’a pas moins de gaieté, de simplicité et de laisser-aller. Les costumes à l’américaine des artistes d’aujourd’hui ne sont ni moins larges, ni d’un autre velours que celui des rapins d’autrefois ; ils sont larges d’une autre façon, voilà tout, et la sandale, après tout, n’est pas moins germanique que l’affreuse bottine à élastique de jadis. Bientôt, je gage, sans le souhaiter, Montparnasse aura ses boîtes de nuits, ses chansonniers comme il a ses peintres et ses poètes. Le jour où un Bruant aura chanté les divers coins de ce quartier plein de fantaisie, les crèmeries, la caserne-atelier de la rue Campagne-Première, l’extraordinaire Crèmerie-Grill-rom du Boulevard du Montparnasse, le restaurant Chinois, les mardis de  la Closerie des Lilas, ce jour-là Montparnasse aura vécu. » (p. 140)

 Pour André Salmon, « Paul Fort, seigneur de la Closerie et mainteneur de ses jeux mémorables… est le véritable créateur du Montparnasse moderne… Il me nommait pêle-mêle, à m’y perdre, les poètes dont l’œuvre occupait la scène [de la Gaîté-Montparnasse] et ceux dont l’enthousiasme s’échauffait jusqu’à la bagarre : Henri de Régnier, Jean Moréas, Émile Verhaeren, Vielé-Griffin, Stuart Merill, Paul Claudel, Maurice Barrès, Saint-Pom-Roux-le-Magnifique, André Gide, Pierre Louÿs, à ne retenir que les de ceux qui seraient, à partir de 1905, collaborateurs de la revue Vers et Prose

Pour Carco, « Montparnasse est né d’Apollinaire qui, le premier, nous entraînant chez Baty [marchand de vin], se vit partout fêté » (Eric Hazan, L’Invention de Paris, il n’y a pas de pas perdus, Seuil).

 « Le bal Bullier continua sa glorieuse carrière et se transforma en même temps que le Quartier Latin, dont il fut la vivante expression. L’esprit qui transforma les brasseries en bars de nuit présida aux changements qui firent du pseudo-Alhambra de jadis[4] une salle peinte en vert et blanc. Aux balançoires succédèrent des jeux américains. La polka fut remplacée par le cake walk, la matchiche, la craquette, on en était au tango quand la guerre survint et ferma les portes de Bullier. »

(André Warnod, Les Bals de Paris, 1922, p. 17.)

 L’amour libre.

« Marius fréquentait le bal Bullier et connaissait depuis longtemps l’amour. » (François Coppée, Une idylle pendant le siège, p. 16.)

Encore Coppée (qui semble décidément bien connaître l’endroit) :

« Voilà Bullier ! Ils franchissent l’entrée flamboyante, et dès l’escalier qui dans le célèbre bal public, ils sont saisis à la gorge par une âcre odeur de poussière, de fuite de gaz et de chair humaine, qui donnerait la nausée à un ramasseur de crottin. Hélas ! Il y a, dans toutes les petites villes de France, des médecins à cabriolet, des notaires ruraux, un tas de juges de paix et de substituts, qui la regrettent, cette puanteur-là, qui la regrettent, je vous assure, en prenant le frais, le soir en pleine campagne, sous le firmament constellé, dans l’exquis parfum de la fenaison. Car elle est mêlée, cette peste, au peu de poésie qu’ils ont eu dans leur vie, à leurs amourettes d’étudiant, à leur semblant de jeunesse.

C’est cependant un endroit ignoble, ce Bullier. Une caricature d’Alhambra en carton ; trois ou quatre mille têtes houleuses dans un nuage de tumulte et de fumée de tabac ; et, devant l’orchestre exaspéré, qui tire un quadrille à mitraille, des danseurs et des danseuses qui se tortillent et lèvent la jambe, avec des visages d’un calme effrayant et des gestes de fous obscènes.

—   “Quelle cohue ! — dit Amédée, un peu dégoûté déjà.  — Allons dans le jardin.”

On y est aveuglé par le gaz. Les bosquets ressemblent à un vieux décor, et l’on y voudrait les dragons à plastron jaune des anciens opéras-comiques ; la grotte est en bouchon découpé, et le jet d’eau rappelle celui des tirs au pistolet, sur lequel monte et descend une coquille d’œuf. Mais tout de même, ah ! l’on respire un peu. Et regardez donc, là-haut. Comme c’est singulier dans ce milieu artificiel ! Mais oui ! pourtant, ce sont des étoiles.

— ”Garçon, deux sodas”, dit Maurice, en frappant une table avec sa badine[5]. »

Suit une scène de drague, d’échange de filles  « Cœur à louer. On loge à la nuit… », « Amédée veut sa nuit de plaisir, lui aussi. Ce soir, le sang brûle dans ses veines. Cette Margot qui vient d’ôter son gant pour boire son verre de sirop a les mains rouges et paraît sotte comme un panier ; mais c’est tout de même une belle créature[6]. »

 Paul Fort, « le Bal Bullier »

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                  Affiche de Georges Meunier pour le Bal Bullier

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                  Les délices de Bullier par Bach (La Caricataure)  

 

Par ailleurs, en ce qui concerne le « spectaculaire » de 1913 (Cf. Le Théâtre, année 1913) :

- Ouverture du Vieux Colombier (anti-spectaculaire ? théâtre d’art contre industrie culturelle…)

- La saison des ballets russes au Théâtre des Champs Elysées

- La Revue des Folies-Bergère (34 tableaux de Michal Carré et André Barde)

Une « ironie qui ne dégénère jamais en rosserie ni en méchanceté »… Un « sens aigu de l’actualité » mais « tout cela ne suffit point aux Folies-Bergère où il faut surtout que la Renvue soit un spectacle brillant, un prétexte à costumes sombtueux, à décors splendides, à trucs imprévus.… » Parmi les scènes amusantes, le « Couturier futuriste » « qui sert de prétexte à l’exhibition d’étonnantes toilettes “pour l’exportation” ». Régina Badet (connue pour son audace dans les déshabillages) joue Pénélope dans Le Retour d’Ulysse… « Une Rage Time, dansée par une jeune Anglaise trépidante et affublée d’un costume baroque » Patriotisme : la finale des Drapeaux de France

- De l’Olympia à l’Alhambra, lutteurs et acrobates

- L’Olympia et le Nouveau Cirque : « exposition de doubles muscles », le catch as catch can

 

« Les acrobates ont leurs temples dans deux grands music-halls presque uniquement consacrés aux spectacles de numéros : l’Alhambra, ce palais de l’Entente cordiale… et l’Empire… cet ”Etoile palace”. »

- À l’Alhambra, gymnastique et danse encadrent le « numéro sensationnel », en l’occurrence, Fragson. Franco-anglais. Il sera assassiné, la même année, par son père (!) 1913 est aussi l'année de la mort de la grande chanteuse Thérésa. Et l'année de naissance de Charles Trénet. 

- L’Eldorado, bld de Strasbourg garde la tradition du Café-Concert, avec Dranem

- Fursy

- Et déjà Mademoiselle Fréhel…  « Cette étrange gamine aux cheveux ébouriffés, aux grands yeux tristes, à l’allure dégingandée est une “nature” extraordinaire. Elle personnifie la résignation gouailleuse et l’insouciance amère des pauvres filles qui souffrent. Sa voix profonde et vibrante a des intonations tour à tour tragiques et d’une drôlerie singulière. On dirait l’accent d’une douleur qui se raille. Mademoiselle Fréhel jouerait sans doute à merveille le drame populaire, elle a cette qualité aussi rare au café-concert qu’au théâtre : un tempérament. » (Curnowky)

 - 1913 au Cinéma, le Friquet (avec Polaire), adaptation par Maurice Tourneur de la pièce de Willy (elle même adaptée d’un roman de Gyp).

 

 

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Sortie triomphale de Bullier, par Robida (1881). 

 

Il convient, pour finir en beauté, d'écouter Le Bal Bullier de Paul Fort (à travers la voix de Pierre Bertin). Ce Paul Fort dont on dit qu'il venait à la Closerie des Lilas jouer aux échecs avec Lénine !


[1] F. Coppée, Toute une jeunesse, Œuvres complètes, prose – tome IV, 1891, p. 199.

[2] Bal Valentino, bal du Prado, bal d’Antin, Wauxhall, Ermitage d’Hiver, Salon de la Picarde, Salon de Mars, bal des Nègres, bal des Modèles, bal des Garde-Muinicipaux, bal des Tailleurs… (« et les établissement innommés qui pullulent aux barrières de Paris ». Le Prado (« quartier-général des étudiants »).

[3] APOLLINAIRE, Guillaume. "Simultanisme - Librettisme" in Les Soirées de Paris. 1914, n° 25, 15 juin. Apollinaire, « les réformateurs du costume », Mercure de France, 1er janvier 1914 : « L'orphisme simultané a produit des nouveautés vestimentaires qui ne sont pas à dédaigner » (article repris dans Anecdotiques [cf. mon pdf], p. 128-129. L’article contient une description très précise des costumes.

[4] Le portail primitif est plus alhambresque que celui en céramique. C’est celui que l’on voit sur la gravure de Rops (dans les Cithères parisiennes, d’Alfred Delvau) cf. Pdf et jpg.

[5] François Coppée, Toute une jeunesse, p. 195-197.

[6] Ibid. p. 197.

31 octobre 2011

NUEES ET MERVEILLES (Skall)


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Gange II, 2011

 

 

Among the garbage and the flowers

There are heroes in the seaweed

                                   (Leonard Cohen)

Éminemment singulière, l’entreprise artistique de Skall semble attendre qu’on forge pour elle une catégorie stylistique appropriée. S’agissant de saisir le caractère aimable de son évidente préciosité, je proposerais, pour ma part, et à défaut de mieux, le terme de Pop-rococo. En effet, le caractère brillant de tout ce qu’il compose ne dénote aucune arrogance de classe ni de culture. Sa richesse d’apparence et sa fragilité extrêmes n’ont rien à voir avec le luxe ostentatoire des nantis. L’hyper-monde qu’il convoque, et auquel il appartient, n’est en aucun cas celui de la mode et du bon goût. La beauté qu’il vise est souveraine, exempte de tout préjugé esthétique, de tout embrigadement idéologique. Répondant à sa seule intuition sensible, elle ne fait aucune concession aux bonnes mœurs ou à la doxa des genres. C’est la splendeur d’un univers personnel qui s’impose mais que l’artiste s’attache, cependant, à mettre en scène pour la partager, faisant ainsi la démonstration que les merveilles qu’il installe sont à portée de tout regard, que la subtilité d’un équilibre ou la complexité d’un montage, si elles échappent au vulgaire, s’imposent, comme des évidences que l’on peut aisément saisir.

Skall possède plus d’une corde à son arc et plus d’un tour dans son sac. Sculpteur, performeur, vidéaste, installateur, l’ingénieux artiste relève le défi de l’art contemporain par une simple poétique du regard. Avec lui, l’apparence des choses triviales subit une étonnante métamorphose, elle se retourne comme un gant pour donner naissance au monde enchanté dont il signe la configuration bizarre. Dans ce paysage composite, la chasse au trésor peut commencer. Le regardeur voyagera longtemps, de pièce en pièce, de détail en détail. Tout ceci est bien étrange ; et, quelle densité de surprises au centimètre-carré ! La moindre d’entre elles n’est pas cette empathie que nous éprouvons d’emblée devant ces décors de féerie, comme si nous étions nourris de la même nostalgie improbable. Car Skall est un artiste hanté. On pourrait formuler que son imagination est composée de ses souvenirs, à condition d’ajouter aussitôt que ses souvenirs sont aussi la forme de son imagination. Car, si le point originaire de sa créativité se situe dans l’évocation d’une enfance qu’il a passée en Orient et en Afrique, son œuvre trouve sa pertinence dans le contexte d’une actualité qui est bel et bien présente. Certes, fin connaisseur des « arts premiers », Skall détourne à son profit des influences traditionnelles, mais il n’hésite jamais à déplacer, au besoin, la symbolique des formes et la valeur des matières dont il s’empare. Tout est dans tout, et tout est illusion. L’art de Skall est sens dessus-dessous. Pour l’individu plus ou moins borné et aveugle qui passe sa portée, il constitue une illumination fugace, quelque chose comme un satori ludique et profondément démocratique.

 

http://vimeo.com/search/videos/search:skall%20julien%20goetz/st/0a08ea60

 

NUEES ET MERVEILLES, une exposition de Skall, à la Galerie Octave Cowbell-Metz et à la Galerie Castel Coucou - Forbach, du 28 octobre à 26 novembre 2011.

 

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31 octobre 2011

CE N'EST RIEN

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Non, ce n’est rien. Rien d’identifiable en tout cas, rien qui se puisse désigner avec exactitude. Ou, disons : presque rien. Une énigme. Un mystère… Quelque chose (tout de même) comme une fresque rupestre, mais sans la lourdeur pariétale, une fresque qui aurait la précision et la délicatesse d’un schéma scientifique dans une discipline ignorée. Quoi ? Géologie, biologie, zoologie ? On pense à tout ça. Mais, « ce n’est rien ». C’est ça ! Une turbulence circulaire en vase-clos, une agitation qui donne naissance à des formes inqualifiables. À moins que ce soit les formes, qui génèrent toute cette agitation… C’est de l’innommable qui grouille et qui prend forme, nous environne, tourbillonne autour de nous, au point de nous faire perdre la boule. Une prolifération pénétrante. Quelque chose est entré par ici (par la fenêtre sans doute, puisque tel est l’usage ici !) qui ressortira par là. En traversant l’espace, cette masse organique ( ?) évolue, se modifie, se mord la queue… Les courant se rejoignent, se mêlent, se séparent. Etrange matière, plus ou moins légères, plus ou moins vigoureuse, oscillant entre la rouille et la sève. Vivante, de toute évidence, mais à la manière insaisissable du vif-argent. Messages et présages.  L’arpenteur qui a pris la mesure de cette invasion se nomme Etienne Pressager.  Il est dessinateur. Il n’aspire à rien, qu’au dessin. Indifférent aux effets de modes et à la mode des effets de l’art contemporain. Pressager poursuit son chemin. Il trace des traits. Son support de prédilection est le papier dont le grain accroche le pigment des crayons. Habitué à travailler sur des formats modestes, à présenter des dessins dans des cadres, aux murs des lieux d’exposition, il fait ici une exception. Les dimensions modestes de ka galerie Octave Cowbell et son esprit rebelle l’ont incité à tenter une autre expérience, à tenter cette chose qui n’est rien, qui n’a pas de nom… « Ce n’est rien » est, précisément, le nom qu’il donne à cette expérience inédite. Entièrement recouvert de papier, les murs sont devenus un livre ouvert sur lequel se déploie cette calligraphie du troisième type. Livre de conte ou livre de compte ? Peut-être les deux. Il s’agit de prendre la mesure du lieu, de l’effort accompli, mais aussi des images mentales que convoque le dessin et que les objets présents dans la vitrine viennent documenter. Comme pour placer le visiteur au plus près de la source de son propre rêve.

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CE N'EST rien, une exposition d'Etienne Pressager, du 15 septembre au 15 octobre 2011, à la galerie Octave Cowbell - Metz 

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21 novembre 2010

LE PETIT "COME-BACK" DU CHEF-D'ŒUVRE

 

À une question que lui posait, il y a quelques mois (février 2010), un journaliste de Beaux Arts Magasine, Laurent Le Bon répondait que « le chef-d’œuvre semble faire un petit come-back dans le monde de l’art contemporain ».

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À côté de la démonstration magistrale, que constitue l’exposition Chefs-d'œuvre ?, qui se tient en ce moment au Centre Pompidou-Metz, se référer à ce petit article peut sembler anecdotique, mais ce qui m’intéresse ici est, précisément, un effet de langage.

Placer, en 2010, l’expression « chef-d’œuvre » en titre d’un article, d’une exposition ou d’un colloque, constitue manifestement le retour d'un refoulé. Or, ce retour (en anglais come-back) semble, d’abord (peut-être n’est-ce qu’un effet de timing) ne pouvoir s’effectuer qu’avec une précaution extrême, en ayant soin de placer quelques garde-fous scripturaires ou oratoires (un point d’interrogation, par ci, l’adjectif « petit », par là). De toute évidence, on marchons sur des œufs.

 Il n’est pas sans intérêt de prendre en compte les effets de cette rhétorique que l’on pourrait presque assimiler à une mise en scène. La mise en scène du retour du chef-d’œuvre dans l’espace culturel contemporain qui est, d’abord, un retour dans l’ordre du vocabulaire. On est en droit de se demande si c’est le chef-d’œuvre, à proprement parler, qui fait son coming-out (ou son coming-back), après avoir été un temps négligé ou écarté - ce qui lui confèrerait un statut quasi-ontologique - ou si ce n’est pas, plutôt, la volonté des acteurs du « monde de l’art » (artistes, directeurs d’institution, commissaires d’exposition, critiques) d’annoncer ce retour en fanfare, mais en fanfare discrète (si je peux me permettre cet oxymore) en s’efforçant, bien sûr, selon le principe de la fameuse spirale de Vico, de ne pas se retrouver exactement à la même place et en veillant, surtout, à ne pas se montrer bêtement réactionnaire (« rendez-nous nos chefs-d’œuvre ! »).

Autrement dit, on peut se demander si ce sont les chefs-d’œuvre qui nous font de l’œil (comme dans le générique de l’émission D’Art d’Art de Frédéric Taddeï sur France 2, où l’on voit successivement la Joconde, l’autoportrait de Van Gogh, les paysans d’Americain Gothic de Grant Wood, Gabrielle d’Astrée et sa sœur de l’école de Fontainebleau et des Thaïtiens de Gauguin nous parler) ? ou si c’est le regardeur (ce héros duchampien : « C’est le regardeur qui fait le tableau ») qui réclame le retour de ce dont on l’aura, un temps, privé ( auquel cas, il faudra se demander qui est cet « on » ? quel surmoi théorique, esthétique ou idéologique…).

Quoi qu’il en soit, l’expression de ce retour (souhaité ou appréhendé) manifeste, me semble-t-il plutôt qu’un simple sentiment de nostalgie ou un besoin de réparation, le désir d’art majeur (« il est encore possible d’écrire une symphonie en do majeur », comme disait Schöneberg, repris par Roland Barthes dans sa leçon sur le roman), tout en ayant soin de ne pas heurter l’opinion des élites cultivées qui ne seraient pas encore prêtes pour cette révolution à 360 ° (pour parler comme Christine Lagarde).

Ayant, comme tout le monde, oscillé entre ces positions, je finis par me ranger sous la bannière de ce come-back et décide d’œuvrer à sa reconnaissance (d'où cet article).

 

Le point de vue des usagers

Mon point de vue, ici, est tout à fait empirique, c’est celui d’un usager ordinaire. J’aborde le champ de l’art contemporain en amateur moyennement informé de ce qui se fait, et je pars de ma propre expérience, de mon propre usage de l’art d’aujourd’hui et donc ma propre pratique (j’entends pratique de « regardeur », et pratique critique (dans le sens le plus général du mot).

Dans ce cadre, le vocable « chef-d’œuvre » conserve, pour le moins, une valeur d’usage. Même si le concept est flou, l’expression est susceptible de venir ou de revenir dans ma bouche, face à un certain nombre d’entreprises artistiques qui parviennent à ma connaissance, par le truchement des expositions ou de la littérature spécialisée. Plus ou moins assumé par moi (je l’emploie volontiers oralement, j’ai plus de mal à l’écrire), cet usage du mot « chef-d’œuvre » me semble aujourd’hui rendu légitime par une intention « chef-d’œuvrale que je discerne chez certains artistes (pas forcément dans leurs œuvres, ni dans leurs discours, mais, je dirais plutôt, leur « geste »…).

Mon propos ne constitue donc, en aucune façon, une réflexion philosophique sur la nature du chef-d’œuvre, ni un positionnement éthique (est-ce bien ou mal de réactiver la notion ?), mais bien une réflexion pragmatique (est-ce que ça peut servir à quelque chose, notamment dans une perspective critique).

S’il fallait, malgré tout, sur ce terrain glissant donner, non pas une définition, mais un point de repère, je me contenterais de prendre ce qu’il y a de plus consensuel, comme lorsque l’on dit de la Joconde ou de la Chapelle Sixtine que ce sont des chefs-d’œuvre.

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Commençons donc par enfoncer deux portes ouvertes. Léonard de Vinci et Michel Ange font (le verbe est au présent) des chefs-d’œuvre, parce qu’ils manifestent dans leur production un savoir-faire, une virtuosité sans pareil (répondant à la définition artisanale du chef-d’œuvre). Et ils ont fait des chefs d’œuvre (ici le verbe est au passé, on est obligé de changer de temps pour en parler) parce que la postérité et, notamment, la modernité (celle qui, au 19e siècle, opère la rupture entre « art » et « technique») reconnaît chez ces artistes et dans leurs œuvres un génie pérenne dont l’éloquence traverse le temps.

La question qui se pose est celle-ci : existe-t-il, dans l’espace contemporain (dont tout nous dit qu’il s’y oppose, je ne m’y attarde pas : la mise en crise de l’œuvre elle-même, La mise en avant du processus de la performance, du corps, celle du relationnel, du contextuel, de l’immatériel…), quelque chose qui puisse soutenir la comparaison, ou même seulement rappeler cette construction en deux temps : excellence de la facture et retentissement symbolique universel ou aspirant à une certaine universalité ou intemporalité ? (je me situe toujours au niveau du langage, et pas à celui de l’essence des phénomènes).

Or, nous possédons, désormais, suffisamment de recul face à l’art contemporain (défini comme genre) pour constater que l’opposition entre « œuvre » et « événement » ne fonctionne pas véritablement. Qu’une œuvre puisse faire événement (c’est ce qui se passe avec les chefs d’œuvre) et qu’un événement puisse faire « œuvre » (par exemple, rester au lit une semaine John Lenon quand on s’appelle Yoko Ono, ou manger avec Spoerri qui collera ensuite les reliefs de la table sur la toile…) c’est ce que démontre l’histoire de l’art contemporain.

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Ana Mendieta, On Giving Life

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Joseph Beuys, I like America and America like me

Si nous prenons, par exemple, pour instrument de mesure, des ouvrages que l’on peut considérer comme des « manuels » consacrés à l’art contemporain, nous voyons qu’une performance de Beuys ou d’Ana Mendieta s’y trouve répertoriée, célébrée et monumentalisée, exactement au même titre qu’un tableau ou une sculpture de tout artiste (parfois le même) qui réalise des choses plus concrètes (peinture, objet, etc.)

Matrice Duchamp

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Et donc, l’iconoclasme artistique du XXe siècle, dont LHOOQ pourrait servir d’emblème ne résiste pas très longtemps à une récupération chef-d’œuvrale… Le scandale lui-même (on le sait dans le cadre des représentations spectaculaire (théâtrale, cinématographique ou chorégraphiques) est même l’un des signes donnés à l’historien du fait qu’il est en présence d’une possibilité de chef-d’œuvre… Loin d’annihiler la puissance chef-d’œuvrale de la Joconde, la moustache que Marcel Duchamp lui inflige la décuple, positionnant son auteur non seulement comme iconoclaste, mais aussi comme un émule crédible de Léonard de Vinci dans la perspective d’une histoire de l’art.

ll me semble, cependant, qu’il reste une distinction à faire entre ces modes de fabrique du chef-d’œuvre, dont certains engagent plus la réception que la production et d’autres plus la production que la réception.

Si je prends le cas de Marcel Duchamp (sans qui nous ne serions sans doute pas en train de parler de ce dont nous parlons : Duchamp comme matrice de l’art contemporain), il semble évident que le ready-made (aidé ou non) qui devient chef-d’œuvre grâce à la reconnaissance complice des regardeurs (surtout si ce sont ceux qui exercent un pouvoir critique) possède un autre statut que des œuvre comme Le Grand Verre ou Etant donné…, qui sont fabiqués pour être des chefs d’œuvre, avec une stratégie planifiée, un travail conséquent sur la matière (et sa pérennité le verre brisé restauré ou non), mettant en œuvre une véritable ingénierie et suggérant une profondeur d’interprétation qui n’a rien à envier aux grands récits mythologiques et humanistes de la Renaissance).

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Marcel Duchamp, La mariée mise à nue par ses célibataires, même (1915-1923)

 

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Marcel Duchamp, 

Etant donné 1° la chute d'eau, 2° le gaz d'éclairage (1966)

Vue extérieure et intérieure

 

 L’artiste contemporain fait des coups. Mais, comme dans le bouddhisme, il y a deux voies. la voie rapide (le ready-made, la performance) et la voie progressive : Dans le secret de l’atelier, Duchamp mitonne Etant donné, véritable « chef d’œuvre inconnu » à la Balzac, qui ne sera pleinement révélé qu’après sa mort.

On pourrait donc dire qu’il y a deux façons contemporaines de faire des « chefs d’œuvre ». L’une découle de Duchamp. Et l’autre découle de Duchamp. Il y a un Duchamp iconoclaste (LHOOQ) et il y a un Duchamp ésotérique, qui creuse des arcanes, élabore des fictions (la marié mise à nue, le roi, la reine, etc.)

Toutefois, Duchamp reste Duchamp. Il n’y a pas deux Duchamp.

 

Deux anecdotes.

1. J’avais neuf ou dix ans (entre 1966 et 1969). Je passais souvent mes soirées dans une brasserie messine, que je peux citer : l’ABC. Lorsque la conversation des grandes personnes m’ennuyait, je me précipitais chez le marchand de journaux pour acheter les numéros d’une revue hebdomadaire intitulée « Chefs d’œuvres de l’art ». Le « chef d’œuvre » possède alors, pour moi, une véritable consistance, précisément celle de ces fascicules qui présentent, essentiellement, des reproductions pleine page d’œuvres d’artistes connus, dans un corpus qui va de la peinture romane à Picasso.

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Quelques uns de mes vieux numéros de Chefs-d'œuvre de l'art, conservés "dans leur jus"

Ce n’est que bien plus tard que j’ai pris conscience des lacunes de cette présentation. À l'époque, une collection aussi éclectique de « chefs-d’œuvre » avait, dans sa naïveté quelque chose de très enrichissant…  « Chefs d’œuvre de l’art » m’a apporté une liste, un paradigme d’artistes que je ne choisissais pas, qui s’imposaient à moi sous forme de références incontournables dans un ordre qui me semblait, alors, divinement aléatoire.

Paradoxe de cet apologue : il y a bien, il y a MÊME, dans cette collection un numéro consacré à Marcel Duchamp !

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2. Il y a quelques semaines, je suis allé, comme tout le monde, à l’ouverture de la FIAC, à Paris. En sortant, je suis allé, sur les conseils de mon cousin Adrien Goetz, au vernissage, au Petit Palais de l’exposition Guiseppe de Nittis. J’en ai égakement profité pour visiter l’exposition Gérome au musée d’Orsay. Admirant de La douleur du Pacha (image), observé avec un œil imprégné de contemporain, j'observais que je passais de l'art contemporain à l'art dit "pompier" du XIXe siècle sans aucune difficulté. Aucun hiatus. 

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La douleur du Pacha, jean-Léon Gérôme, 1882

 

Ce qui est nouveau, c’est de pouvoir traverser la place et d’aller de la Fiac à de Nittis ou de la Fiac à Gérôme.  Une nouvelle liberté, abolition des dogmes, des idéologies esthétiques. Les débats et les conflits existent toujours, mais ils ne sont plus insurmontables… 

 

 

Ars Major

Dans l’art contemporain des dernières décennies, on constate une propension à faire des œuvres qui demandent beaucoup de technique, de savoir-faire, de maestria… Et dont l’ambition est si grande, parfois si folle, soutenu par des dépenses qu’on pourrait qualifier de somptuaires (rendues possible par le marché ou par mécennat) qu’on les soupçonne d’aspirer à être les chefs d’œuvre de notre époque (ou du futur ?)

Je pourrais multiplier les exemples :

Jeff Koons, Murakami, Moriko Mori, Jan Fabre, Damien Hirst, Anish Kapoor, etc., etc. entrent dans cette catégorie.

Le fait que l’art contemporain parte souvent de nouvelles technologies (vidéo, art numérique, etc.) joue évidemment un rôle dans ma comparaison. Cet alliance objective entre art et technique est comparable à l’usage qui est fait de la perspective, des appareils d’optique, de la rationalisation de l’architecture à la Renaissance, etc.). On pourrait dire que l’art, aujourd’hui comme hier, non seulement utilise les prouesses de la technologie, mais qu’il contribue à leur mise en place. -

Quelle que soit l’ironie de leur propos, ces artistes n’ont, mutatis mutandis, rien à envier à Léonard de Vinci ou à Michel Ange…

Un seul exemple :

Dans l’exposition Chefs d’œuvre ? il y a cette œuvre célèbre qui n’attire pas spécialement l’attention : Merda d’artista de Piero Manzoni. 

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Au minimalisme de Manzoni (conserver une production corporelle indexée sur le prix de l’or), répond ce work in progress de Wim Delvoye, absent de l’exposition, mais on a pu voir une belle rétrospective, il y a quelques temps, au Casino et au Mudam, à Luxembourg : Cloaca (dans ses différentes versions), qui vaut lui aussi son pesant d’or…

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Delvoye est tout à fait représentatif de cette amplification du geste.

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La merde de Cloaca (sous plastique) n’a plus grand chose à voir avec celle de Manzoni, et encore moins les connotations urinales de la Fountain de Duchamp…

C’est une causa mentale. 

Symptôme éclatant. Cloaca de Wim Delvoye, merveille de technologie dotée d’un véritable programme scientifique (au point de rendre jaloux les laboratoires de recherche scientifique mal dotés…)

De Merda d’artista à Cloaca, on suit une ligne scatologique. Mais on mesure aussi la différence entre ce qui n’est, au fond, qu’une bonne idée et ce qui est un véritable programme artistique fondé sur une prouesse technologique. investissement permis par les moyens financiers de l’artiste et qui intéresse des laboratoires scientifiques sans doute trop pauvres pour s’offrir le luxe de cette recherche fondamentale.

Chez Delvoye, qui collabore avec des ingénieurs, qui a ses ouvriers dans ses usines en Chine, qui fait faire ses bétonneuse en Inde, il y a aussi quelque chose d’un artiste classique. Delvoye est dessinateur. C’est aussi un enfant de Picasso (Le développement de l’œuvre en séries ou périodes : bleue, rose, cubiste, nécoclassique, etc. chez Picasso). Chez Delvoye, série des montagnes gravées (sur Photoshop), des bonbonnes de gaz, des vitraux, des charcuteries, des pelles, etc.

Humanisme.

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Le corps humain (comme chez Léonard ou Michel Ange). Reconstitué. L’artiste ingénieur. Constructeur. Anatomie des Sex rays dont le "dessin" n'est pas sans analogie avec celui des carnets de Léonard…

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Wim Delvoye, Xrays

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Léonard de Vinci

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Wim Delvoye

Ingénieur constructeur. Les machines de Chantier. La chapelle gothique du Mudam. Les tours du Musée Rodin.

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Léonard de Vinci

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Wim Delvoye

Mégalomanie ?


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Wim Delvoye

Rivalité (entre Fabre et Delvoye, par exemple, pour savoir qui est le plus grand artiste flamand).

Chef d’œuvre : émane d’un artiste majeur (un « chef »). Désir de chef ? Ilotisme ? Ou simplement désir de grandeur ? Mineur, majeur. Je me réserve de reprendre la discussion, en abordant la question du genre (entendu comme genre artistique et comme "gender" (au sens des genders studies)…

L’exemple de Wim Delvoye, succinctement présenté ici, me permet de constater qu’au minimalisme des décennies passées, succèdent des entreprises de visibilité maximale (format, moyens mis en œuvre, intelligence) comparable aux grands projets et réalisations chefs-d’œuvrales de la Renaissance.

Toutefois, je me garde de tirer une quelconque morale de ce constat. J’observe simplement que le refus du spectaculaire (qui prenait, souvent des formes très spectaculaires) est aujourd’hui transcendé dans un spectaculaire décomplexé ou la question n’est de savoir si c’est bien ou mal de faire du spectacle (façon Guy Debord) est remplacée par le souci de faire un « bon spectacle ».

 

 

5 juillet 2010

LA VILLE À LA LETTRE

Imaginez maintenant…


 

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"Imaginez maintenant", Zac de l'amphithéâtre, en face du Centre Pompidou - Metz (4 juillet 2010)

À l'invitation du Centre Pompidou - Metz (et d'Anaïs Lellouche), je me suis exprimé, dans le cadre du projet national "Imaginez maintenant", sur la question "Traversée - Fiction urbaine". Je garde trace, ici, du contenu de cette intervention et des images qui l'accompagnaient…

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 Toute ville peut s'enorgueillir de posséder (?) ses propres célébrités littéraires. Elles lui confèrent ce qu'on nomme, un peu facilement aujourd'hui, une "identité". Lui appartiennent-elles pour autant ? Du moins, en entretient-elle la mémoire, la récupère, l'invente au besoin… Car ces figures célèbres constituent un capital symbolique qui la grandit, l'embellit, lui donne de la valeur et de la puissance. On pourrait presque suivre le cours de cette valeur ajoutée (chute du Déroulède, montée du Koltès, etc.)…

 Il existe des liens  particuliers entre une ville (par exemple, Metz) et les écrivains qui y sont nés ou qui l’ont fréquentée. S’agissant de littérature, l’imprégnation de la ville par l'écrivain ou de l'écrivain par la ville  est forcément riche de sens, c'est un échange, une relation de réciprocité (un jeu avec les signifiants urbains et littéraires). Au fond, la ville cultive ses écrivains parce que ses écrivains la cultivent (dans tous les sens du mot).

Supplément d’âme. Enchantement de la réalité, du quotidien banal. Que ferait une ville comme Yvetot, par exemple, si elle n'avait pas Flaubert ?

Il est intéressant, dès lors, de réfléchir, de différentes points de vue (politique, touristique, artistique), à   l'apport de cette présence/absence des écrivains à l’imaginaire des villes qu’ils ont fréquentée.s Il ne s’agit, bien sûr, ici, que d’esquisser une réflexion.

Une ville est d’abord une ville (on y habite, on y travaille…). Mais, c’est aussi un musée à ciel ouvert, un lieu de mémoire de l’art et de la littérature.

Une carte secrète (jusqu’à ce que les guides, l’office du tourisme, ou les compagnies de bus s’en emparent) se dessine : elle relie entre eux différents lieux, maisons natales, des écoles, collèges, monuments…

Savoir que le poète Yvan Goll (1891-1950) a été élève au Lycée de garçons (Fabert), par exemple… Ou que le dramaturge Bernard-Marie Koltès a fait ses classes au Collège Saint-Clément (Conseil Régional) nous intéresse.

Et moi, qui ai été élève à Fabert, pourquoi ne suis pas Yvan Goll ? Moi, qui ai fréquenté le quartier Sainte-Thérèse, pourquoi ne suis pas BMK ?

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documents inédits (collection privée) : l'une des premières adresses de Bernard-Marie Koltès

Reconnaissance. Une ville s’aperçoit qu’elle a abrité un grand écrivain. Certains établissements finissent par porter son nom. On baptise une rue, un square. Généralement, au terme d’un parcours assez compliqué. Le Lycée Georges de la Tour devait s’appeler Paul Verlaine, au milieu du XXe siècle, mais on a jugé qu’il serait immoral de donner le nom d’un dépravé à un lycée de jeunes filles ! Ce qui permet d’avoir, aujourd’hui, une Université Paul Verlaine (pas pour longtemps, puisqu'elle va devenir Université de Lorraine). Et l’Espace (c’est horrible, ce mot d’espace !) Bernard-Marie Koltès. Lorsque le théâtre a été créé, il y a une douzaine d’années, personne ne voulait donner le nom d’un inconnu (pour les universitaires eux-mêmes qui n’avaient pas encore pris la mesure du phénomène), qui plus est communiste et homosexuel, à ce lieu académique. Cela s’est fait en 2009 (alors qu’il y a pléthore de salles Koltès en France. Un peu comme les églises Jeanne d’Arc qui se sont mises à fleurir après sa canonisation, en 1920 !) Je ne suis pas sûr que les écrivains aient toujours a gagner de cette reconnaissance qui leur est accordée sur le tard (sans parler de ces affreux bus qui voyagent avec des citations sur leurs flancs dont on se lasse très vite).

Mais, en même temps, je dirais que ce n’est pas grave. C’est sympathique (or, nous vivons à l’époque du « sympathique », du « sympa »…)

 Un cas à part : la Maison de Rabelais (qui n’est pas la maison de Rabelais). Elle l’est et elle ne l’est pas. C’est une tradition, presque une légende. C’est surtout une bonne terrasse de café !

Pour les initiés. Je connais bien ma ville : je peux vous montrer le buste de Bossuet dans la cathédrale.

Les vers d’Ausonne dans le péristyle de l’Hôtel de Ville…

C’est un autre rapport à la littérature. Ça ne passe pas par une vraie lecture. C’est un autre type d’inscription…  Il y a des plaques sur des maisons, des noms de rue ou de squares, des anecdotes, des témoignages… Des mots tissés avec la pierre.

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Le buste de Paul Verlaine, en contrebas de l'Esplanade

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Là où tel écrivain est né (Paul Verlaine, en face du Palais de justice : me plaît infiniment que cette plaque se trouve sur un établissement gay : l’Appart !), ou il a habité, travaillé ou, peut-être, seulement médité (comme Barrès, Colette Baudoche), écrit son œuvre. (mon grand père disait, quand j’étais petit, c’est ici qu’habitait Colette Baudoche…) La tombe de l’écrivain (pas à Metz, à ma connaissance, les écrivains y naissent ou y habitent, ils n’y meurent pas, pourquoi ?)… 

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.Rue des Piques, sur la façade du restaurant À la ville de Lyon, l'inscription : "En l'an 1907, dans cette maison, Maurice Barrès a médité Colette Baudoche". L'une des plus belles plaques commémoratives que je connaisse

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L’homme et l’œuvre. D’un côté les livres (dans les bibliothèques et les librairies), de l’autre les objets (dans les musées, les collections ou, simplement, dans l’Histoire littéraire). Pourquoi ces objets nous fascinent-ils ? Ainsi, dans l’exposition Chefs d’œuvre ? du CPM : la canne de Balzac, le fauteuil de Mallarmé… De toute évidence, c'est de magie qu'il faut parler. De bonne magie, de magie efficace…

Traces imaginaires. Mais l’inscription de l’écrivain (ou de l’écriture) est à souvent immatérielle. Ce sont des textes, mais aussi des souvenirs, une rumeur…

Deux questions :

* Le rapport de l’écrivain à la ville : il y naît, il y grandit, il la quitte. Il la célèbre, il la dénonce, il l’ignore…

Le natif n’entretient pas forcément, par rapport à sa ville, beaucoup de curiosité. La ville est là, elle est comme elle est. L’imaginaire s’éveille surtout lorsqu’il l’a quittée.

Par exemple, Maurice Barrès ou François de Curel (1854-1928) peuvent on eu un rapport de frustration par rapport à une ville annexée (de 1870 à 1918) dont ils se sont trouvés exclus. Inversement, Ernst-Moritz Mungenast (1898-1964), Messin allemand, ressent le même sentiment de perte après que la vile est redevenue française. Au fond, l’exil est la meilleure façon de mythifier un lieu. « Venise, c’est là où je ne suis pas » disaist, je crois, François Mauriac.

* Le rapport des étrangers à la ville, lorsqu'ils enchantent leur séjour (de longue ou de courte durée) d’une référence littéraire. Soit que les pages  qu’un écrivain consacre à des lieux identifiables les fassent rêver, soit que l’on considère que les lieux sont réellement hantés par la présence fantomatique des écrivains. Aux beautés de l’urbanisme (architecture, espaces verts, rivière…) s’ajoutent la caution intellectuelle ou artistique d’un destin littéraire. Par exemple, la Moselle qui est une rivière assez ordinaire devient magique si on y associe le poème latin d’Ausone (Idylle X : Moselle)

Salut, fleuve béni des campagnes, béni des laboureurs ; les Belges te doivent ces remparts honorés du séjour des empereurs ; fleuve riche en coteaux que parfume Bacchus, fleuve tout verdoyant, aux rives gazonneuses : navigable comme l’océan, entraînée sur une douce pente comme une rivière, transparente comme le cristal d’un lac, ton onde en son cours imite le frémissement des ruisseaux, et donne un breuvage préférable aux fraîches eaux des fontaines : tu as seul tous les dons réunis des fontaines, des ruisseaux, des rivières, des lacs, et de la mer même, dont le double flux ouvre deux routes à l’homme. Tu promènes tes flots paisibles sans redouter jamais le murmure des vents ou le choc des écueils cachés. Le sable ne surmonte point tes ondes pour interrompre ta marche rapide, et te forcer de la reprendre ; des terres amoncelées au milieu de ton lit n’arrêtent point ton cours, et tu ne crains pas qu’une île, en partageant tes eaux, ne t’enlève l’honneur mérité du nom de fleuve ! Tu présentes une double voie aux navires, soit qu’en se laissant aller au courant de ton onde, les rames agiles frappent ton sein agité ; soit qu’en remontant tes bords, attaché sans relâche à la remorque, le matelot tire à son cou les câbles des bateaux. Combien de fois, étonné toi-même du retour de tes eaux refoulées, n’as-tu pas pensé que ton cours naturel s’était ralenti ? L’herbe des marécages ne borde pas tes rives, et tes flots paresseux ne déposent point sur tes grèves un limon impur. Le pied qui t’approche ne se mouille jamais avant d’avoir effleuré tes ondes.

Le cas Koltès.

Metz. Ville provinciale (à ce titre, l’écrivain, la plupart du temps, n’y reste pas).

Ville marquée par l’histoire. Ville annexée. Longtemps ville de garnison (l’Artilleur de Metz, mais il enlève son pantalon !)

Pour Koltès, la révélation de la violence et de l'injustice, pendant la guerre d’Algérie (son père est militaire) Il voit les cadavres des Algériens liquidés par les parachutistes du général Massu flotter dans la Moselle.

Koltès déteste Metz (mais il y revient parce que c’est la ville de sa mère).

Il règle ses comptes avec Metz dans Le Retour au désert. Une petite ville dans l’est de la France. La famille Serpenoise. Réac, colonialiste. Collusion avec les puissants.

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La liste des personnages du Retour, les noms sont empruntés à des toponymes messins. 
Rue Serpenoise, quartier de Queuleu, du Sablon, de Plantière. Le village de Rozérieulle…


Koltès cherche l’altérité. Autres pays, autres races… Aussi une altérité urbaine. L’autre de Metz, c’est New-York, Paris. Mais à New-York, surtout les hangars abandonnés des bords de l’Hudson qui sont, dans les années 70, un énorme lieu de drague homosexuelle. À Paris, Barbès, parce que, dit-il, il y a moins de blanc.

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Les entrepôts abandonnés sur les bords de l'Hudson, à New-York, dans les années 70 
énorme lieu de drague et de baise homosexuelle. Cette photographie était sur sa table lorsqu'il écrivait Quai Ouest. 

En 2000, Armando Llamas visite Metz.

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Armando Llamas (1948-2003) à l'Abbaye des Prémontrés (Photo O.G.)

Il écrit L’Amour renaît des os brûlés des sodomites (à cause du Mont Saint-Quentin, lieu de supplice pour les sorcières du moyen âge)… Projet malheureusement interrompu par la mort. Il en reste des fragments inédits et une série de photographie dans laquelle il est démontré que Koltès n’a pas vu  (pas su voir, pas pu voir…) qu’il y avait à Metz tout ce qu’il est parti chercher ailleurs. Des endroits interlopes, des lieux de drague, les étrangers…

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Trois photos inédites de la série consacrée à Metz par Armando Llamas

Une ville qui veut valoriser la présence de l’écrivain dans ses murs (dans une perspective touristique) doit réussir : 1°) à donner de la lisibilité à un ensemble complexe, rapport confus et lacunaire à la réalité ; il en résulte forcément une sorte de mythologie plus ou moins crédible ; 2°) prendre de la distance avec l'événement ; historiciser les contradictions (par exemple, lorsque Koltès dit détester Metz ou lorsque Barrès décrie le nouveau bâtiment de la gare en disant qu’il ressemble à une gigantesque tourte aux épinards) de manière à les rendre pittoresque et séduisantes (un peu comme Vienne et Thomas Bernhardt, par exemple). Absorber le nationalisme et l'antisémitisme de Barrès, la germanité de Mungenast, le communisme et l'homosexualité de Koltès. 

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réparation ou récupération ? L'Année Koltès, à Metz, en 2009

 Dans une perspective intertextuelle ou inter-artistique, on peut également poser la question de l’inscription de nouvelles interventions signifiantes (littéraires ou plastiques) dans le champ urbain. (prendre l’exemple du travail des étudiants de l’école des beaux arts pendant l’année Koltès), ou, il y a quelques années, le projet transdisciplinaire « Rue des Jardins » mené avec des étudiants du département « Art » de l’UPV-M (projet Goetz/Huesca/Kœsler), en partenariat avec la Communauté Israélite de Metz). 

 

4 avril 2010

RADOVAN IVSIC

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J'apprends aujourd'hui, par hasard, la mort de Radovan Ivsic, âgé de 89 ans.

Radovan est mort le 25 décembre 2009 ; aujourd'hui, c'est le 4 avril 2010.
Radovan est mort le jour de Noël, et nous sommes le jour de Pâques.
C'est drôle.

Ce n'est pas drôle.
Cela montre surtout que la disparition de ce grand poète, figure attachante et rare, a dû passer à peu près inaperçue. Ou que je n'aurai pas été attentif, faute de lire suffisamment les journaux.


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Radovan Ivsic et Annie Le Brun, devant les Caves Sainte-Croix


En juillet 2000, j'avais monté son Roi Gordogane, avec le Studiolo et le Théâtre Universitaire de Metz. Radovan était venu à Metz, voir la pièce. Nous l'avions reçu, avec Annie Le Brun, dans la cave de la librairie Géronimo, qui était encore rue du Pont des Morts à cette époque, puis dans les caves Sainte-Croix, où avait lieu les représentations. Pour finir, nous étions allé manger dans un bar à tapas, qui se situait, lui aussi dans une cave (là où se trouve, aujourd'hui, la Chenille bleue). C'est drôle, tout s'est passé dans des caves.
Un peu plus tard, il y avait eu une reprise de la pièce au Théâtre du Saulcy. Mais sans la présence de l'auteur.

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J'étais allé chez Radovan et Annie, qui vivaient à Paris dans un certain dénuement, entourés de leurs souvenirs, des milliers de livres, des œuvres de Toyen, de Tanguy, de Benoît… Depuis, je ne les ai jamais revus.

Je recopie ici, en guise d'hommage, le texte du programme du Roi Gordogane. Et reproduit les quelques photos qui me restent de ces moments magiques…

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Guy Didier, dans le rôle du Roi Gordogane



LE ROI GORDOGANE

de Radovan Ivsic

les 10, 11 et 12 juillet 2000

Caves Sainte-Croix

Une coproduction du Studiolo

et du Théâtre Universitaire de Metz

dans le cadre de « Metz en Fête »

Mise en scène : Olivier Goetz

Décors et costumes : Dominique Fabuel

Lumière Julien Goetz

Guy Didier -   LE ROI GORDOGANE

Magali Montier  -  BLANCHE, 3ème PAYSAN

Serge Renda  - LE FOU

Elric Vanpouille  - ODAN

Joël Helluy   - TINATINE

Stéphane CarlinoLOUNA, LE CHEVALIER

Charlotte Picard - L'OISEAU, 2ème PAYSAN

Émilie Hesse   - ROYAL-ARRACHEUR-D'ŒIL, LE PERROQUET, 1er PAYSAN

Stéphane Thierry  -  LE MESSAGER, ROYAL-COUPEUR-D'OREILLE

Dans un royaume qui n'a pas de nom, le palefrenier Gordogane a assassiné son souverain, le Roi Blanc, afin de s'emparer du pouvoir.

Puis, il a fait enfermer Blanche, la belle orpheline, dans une tour blanche.

Et malheur au gibier de potence qui ne possède pas l'or pour payer l'impôt ! Gordogane va le « tsaf !  », comme il dit lui-même, de ses propres mains ! 

Tinatine, le fils du tyran, pense bien, comme un chacun, à se tuer ce père sanguinaire mais comment faire ? bêtement énamouré, il manque de la plus élémentaire énergie….

Comme dans Shakespeare, un Fou parvient plus ou moins, au travers de son délire verbal, à démêler l'écheveau de la folie du monde… En vain ! car son parasitisme et sa couardise le confinent dans un rôle strictement décoratif.

Comment quelques paysans (les trois derniers de tout le Royaume) réussiraient-ils à apporter une quelconque contrepartie matérialiste à l'obscur dessin de cette tragédie qui semble d'autant plus noire qu'elle utilise les éléments d'un conte pour les enfants : château, forêt, chevalier, élixirs magiques…


Le Roi Gordogane, écrit  en croate, en 1943, par un tout jeune homme, a déjà rencontré son public français puisque la pièce a été diffusée sur les ondes de la Radio-diffusion-Télévision Française en 1956. La distribution d'alors comprenait, entre autres noms éblouissants, ceux de Michel Bouquet, d'Alain Cuny, de Jean Topart, d'André Bruno, de Daniel Sorano … 

Malgré de si brillants débuts, qui connaît, aujourd'hui, Le Roi Gordogane , en dehors, peut-être, de quelques spécialistes ? Radovan Ivsic, qui témoigne, parmi les derniers, de la grandeur du mouvement surréaliste, reste un poète très secret….

Sans doute, la critique dramatiques des années 50, obéissant au clivage académique entre un théâtre à thèse (Sartre, Camus) et un théâtre poétique — surtout sous sa forme dite « de l'absurde »  ( Beckett, Ionesco) —, n'a pas su prendre en compte un objet spectaculaire aussi étrangement atypique.

Composé sur un territoire géographique particulièrement éprouvé par l'Histoire, Le Roi Gordogane ne saurait être réduit à une simple thèse (à une thèse simple) pas plus qu'on ne peut limiter son impact textuel à un jeu de pure inventivité verbale. Ivsic n'est ni un écrivain engagé ni un formaliste, il est un poète dont la parole politique adopte une forme esthétique très sophistiquée : à la fois « indirecte et transitive » comme dit Barthes à propos de Brecht.

Peut-on, aujourd'hui, un demi-siècle après sa rédaction, reprocher au Roi Gordogane de n'avoir été l'otage d'aucun grand discours, pas même celui de la « Révolution surréaliste » ? Ce qui faisait, il y a cinquante ou trente ans, la « faiblesse » d'un texte irrécupérable ne constitue-t-il pas, au contraire, désormais, sa force et son prix ?

Après tout, c'est moins que Le Roi Gordogane ne veuille rien dire, qu'il dise, tout simplement, qu'il ne dit rien, et qu'il entraîne son lecteur (son spectateur) dans le tourbillon vertigineux de sa propre décomposition. Lire, jouer Gordogane, assister à sa représentation (espérons-nous) ce sera faire l'expérience de la déperdition. Tout au long de ses cinq actes, la pièce entraîne les mots et les images vers un ravin d'oubli et d'obscurité. L'histoire racontée, d'un concert de voix, est celle d'une chute dans le mystère absolu d'un trou noir, afin qu'il ne reste plus que l'écho de ces « cris arrachés du plus profond des tourbillons du lac au mercure » (Radovan Ivsic, Le puits dans la tour).

Pourtant, comme il se doit, le spectacle reste plaisant. Un roi, un prince, une dame, un chevalier, un fou, des vilains qui s'entrecroisent sur la scène font croire à la reconstitution d'une sorte de jeu médiéval. Pour un peu, on penserait entendre « Démons et Merveilles » ou les battements fossilisés du cœur des amants des Visiteurs du soir… Analogie secrète entre la pièce et le film tous deux composés durant l'Occupation ? Empreinte d'une même douleur, plutôt ; sous la botte du dominateur nazi, à Zagreb comme à Paris, le moindre reflet de soleil enchante l'herbe verte…

Est-ce, cependant, la même eau qui coule, claire et fraîche, dans le film de Marcel Carné et, tout aussi fraîche (y nagent de petites truites !) dans la pièce de Radovan Ivsic ? Pas tout à fait. Car l'amour naïf du scénario de Prévert développe en positif la version négative du poète croate. De la rencontre fortuite, au bord d'une fontaine, entre une oie blanche et un chevalier amnésique, rien ne résulte. Ils ne se marieront pas et n'auront pas d'enfants ; ils ne seront pas non plus, comme Gilles et Dominique, ni tous les Roméo et Juliette, réunis dans un même tombeau. Blanche finira au bout d'une corde tandis que le Chevalier, enivré par l'évohé d'une jolie bacchante (le rire strident de Joline) s'égarera dans la forêt.

Le travail auquel des acteurs a consisté à se mettre à l'écoute du texte, de sa musique, à en chercher les troublants harmoniques. La formule secrète, l'alchimie musicale consisterait à réunir et à faire tenir ensemble ces deux faisceaux sonores : la voix multiple des personnages (en fait, la voix unique de l'auteur) et la voix multiple des acteurs (une mise en scène ?). Solliciter l'énergie contrastée de ces tensions qui s'entrecroisent, exerçant, chacune, sa force au cœur d'un dispositif qui, petit à petit, se stabilise, tout en essayant d'en conserver les propriétés conductrices. Encore une fois, il ne peut s'agir d'herméneutique mais seulement d'expérience. Mettre en place la figure qui révélera, peut-être, le moment venu, ce « trésor des Mayas » dont parle Radovan Ivsic dans un de ses poèmes, et qu'il faudrait être fou pour ne pas tenter d'exhumer.

O.G.

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7 février 2010

Centenaire de Chantecler

Le 7 février 1910, la foule venait se masser devant les portes du Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Sur le grand boulevard, la circulation était totalement interrompue.


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Le spectacle était dans la rue, pour tous ceux qui n'avaient pu se procurer de places.
En regardant les belles toilettes pénétrer dans le hall d'entrée, des titis goguenards, paraît-il, imitaient des cris d'animaux : "Coin-Coin !",  "Glou-Glou !"
Chantecler, la dernière pièce d'Edmond Rostand était annoncée depuis tellement longtemps qu'elle avait fini par devenir une sorte d'Arlésienne. Son auteur, qui y pensait depuis au moins sept ans, avait eu un mal fou à la terminer. "Que c'est dur !" fait dire à Rostand une carte postale humoristique…

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À quoi une autre répond : "Enfin éclos !"


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Les circonstances semblaient s'être liguées contre le grand Rostand, triomphateur de Cyrano, et plus jeune académicien de France.  Santé pulmonaire, exil campagnard, mélancolie, déboires conjugaux… Un an plus tôt, la mort du grand Coquelin, qui devait assurer le rôle titre a tout remis en cause. Et, pour couronner le tout, depuis quelques semaines, les inondations qui paralysent Paris.

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Enfin, la Générale a lieu. C'est Lucien Guitry, finalement, qui remplace Coquelin. Madame Simone joue, comme prévu, la Poule Faisane…

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La pièce commence par un prologue, dit par le directeur du théâtre, Jean Coquelin (le fils du défunt Constant) :

"Pas encor !
                  Le rideau, c'est un mur qui s'envole !
Et quand un mur va s'envoler, qu'on en est sûr,
On ne saurait avoir d'impatience folle ;
Et c'est charmant d'attendre en regardant ce mur !

C'est charmant d'être assis devant un grand mur rouge
Qui frissonne au dessous d'un masque et d'un bandeau !
Ah ! le meilleur moment, c'est quand le rideau bouge
Et qu'on entend du bruit derrière le rideau !"

Le génie littéraire frise ici l'inconscience scénique. L'auteur joue avec les nerfs du public. Il en payera d'ailleurs le prix. Le premier et le deuxième acte s'achèvent sous un tonnerre d'applaudissement. Rostand est l'auteur français le plus célèbre, le plus aimé, le plus attendu. Mais, au troisième acte, les spectateurs décrochent, le défilé des coqs exotiques, interminable, lasse un peu.

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Et, au  4ème acte, la scène des crapauds dérange une partie du public. La critique croit se reconnaître dans la peinture de ces batraciens qui bavent sur le chant d'un pauvre rossignol de la forêt sauvage.

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Après quoi, l'opinion se divise. Certains parlent de triomphe, d'autres d'un cuisant échec. Rostand s'enferme, pour longtemps, dans sa "neurasthénie". La presse enregistre l'écho de toutes ces contradictions. L'histoire du théâtre entérine la thèse d'un four. La réalité (313 représentations à Paris, 700 en province et à l’étranger ; trois tournées mondiales organisées en parallèle : on joue Chantecler jusqu’à Istambul… ) est tout autre !

J'ai commencé à m'intéresser à Chantecler en 1993, il y a plus de 15 ans.

J'ai monté, avec l'aide d'Anne Verdier, la pièce en 94 avec les élèves d'un atelier théâtre de collège et de lycée. Les représentations avaient lieu dans le hangar d'une vraie ferme, à Rezonville, en Lorraine.
Les décors étaient de Patrick Mario Bernard, les costumes de Dominique Fabuel et de Florence Vax.
Nous étions même allés, cette année-là,  préparer Chantecler avec les élèves comédiens en Guadeloupe, où nous avions fini par organiser une gande parade carnavalesque faite de coqs et d'oiseaux qui fut un événement tout à fait mémorable.

C'est à la suite de ce spectacle que j'ai entrepris d'écrire ma thèse de doctorat en arts du spectacle. "Le Chant du Coq, Chantecler d'Edmond Rostand, un événement spectaculaire de la Belle Époque".

Le propos de cette thèse (qui orienta, pour une large part, la suite de mon travail de recherche) était de revisiter tout un pan mal connu de l'histoire du théâtre et, notamment, cette production "industrielle", qualifiée de "frivole", "commerciale", "immorale" par les tenants d'un "théâtre d'art", au début du XXe siècle. Je ne me plaçais pas sur le terrain de la littérature, mais sur celui de la mise en scène, de l'invention scénique, et sur celui de l'événement culturel.

Chantecler a donc joué un rôle très important dans mon existence.

Aujourd'hui, la pièce n'est pas très connue. En France, la dernière grande mise en scène professionnelle date de 1994 (par un pur hasard, l'année même où je présentais la mienne), elle était signée Jérôme Savary, au Théâtre de Chaillot, avec Jean-Claude Dreyfus dans le rôle titre. Le spectacle n'était pas vraiment inoubliable (sauf pour moi, sans doute), mais Jean-Claude y était tout à fait formidable. Chantecler est un rôle écrasant. Il demande au comédien de la puissance et de la faiblesse, de l'abattage et de la sensibilité. Et le rôle est en deuil, depuis toujours, du comédien pour lequel il avait été écrit, Coquelin, le grand "Coq", qui seul, peut-être, aurait été parfaitement à sa mesure…

100 ans plus tard, je suis frappé que personne n'ait tenté de célébrer ce centenaire. Les quelques tentatives que j'ai faites pour trouver un musée ou un éditeur pour exposer ou publier les images et les documents innombrables qui témoignent de l'engouement extraordinaire dont Chantecler a fait l'objet à sa création n'ont rien donné. 
Reste le très beau numéro d'Histoire Littéraire consacré à Edmond Rostand. Et le dernier numéro de la Revue d'Histoire du Théâtre, où je publie un article sur la sexualité de Chantecler (qui est aussi celle de Rostand), qui paraissent, tous les deux, à peu près au même moment et qui constituent une discrète célébration…

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6 février 2010

Merd' ! V'là l'Hiver

L'hiver est long et pénible. Passé un certain âge, l'expression "passer l'hiver" qui semblait, jusqu'ici, relever d'une sorte de convention stéréotypée revêt soudain une sorte de consistance réelle. Voulant rendre compte de ce moment douloureux, d'un découragement qui confine presque presque à l'égarement, je me rappelle un texte de Jehan Rictus.

Qui lit encore Rictus ? Je sais que l'ami Jean-Claude Dreyfus fit, récemment, un très beau spectacle que je n'ai  pu voir, avec Fabrice Carlier, à partir des Soliloques du pauvre, notamment.

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Dans ce magnifique recueil, moins connu que "Le Revenant", je me rappelle de ce beau poème : "L'hiver"…

Il y aurait beaucoup à dire sur Jehan Rictus. dont je suis content de posséder quelques belles éditions illustrée par Steinlein.

Or, Steinlein n'a jamais été aussi grand que dans ses illustrations de Rictus.

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Les illustrations de "l'Hiver" sont un chef d'œuvre…

On y voit des pauvres accroupis sur le bord du trottoir ou la silhouette du narrateur, Rictus lui-même, se balader, la nuit, dans les rues parisiennes.
De trois coups de crayon noir (l'économie de moyens est remarquable), Steinlein a saisi  l'atmosphère du poème en même temps que le frisson d'un courant d'air qui fauche au sol une famille de  malheureux. Une âme en peine grelotte sur les boulevards, s'invite en plein milieu d'une assemblée de nantis attablés autour des lumières d'une table où fume un bon grog.
Raccourcis saisissants (rien de trop !) qui stigmatisent l'envers de la "Belle Époque" tout en participant, de fait, à sa beauté…

Gabriel Randon, dit Jehan Rictus
, était le fils naturel d'un aristocrate anglais et d'une marquise française devenue théâtreuse. Il a raconté ses malheurs dans un roman, Fil de fer. Venu de Boulogne-sur-Mer à Paris pôur y souffrir la misère puis y végéter en employé pauvre, il monta un soir de 1896 sur les tréteaux du cabaret des Quat'z'arts et y fit acclamer un sublime de faubourg. À vingt-huit ans, il était le maître des Soliloques du Pauvre (1897) qu'il compléta ensuite par les Doléances (1899), les Cantilènes du malheur (1902) et le Cœur populaire (1914).

Théophile-Alexandre Steinlen, né à Lausanne en 1850 et mort à Paris en 1923.  Peintre et dessinateur naturaliste, il a illustré Montmartre, la vie de la rue, les petits métiers, les malheurs de la pauvreté.  L'illustration et la gravure ont donné à ses œuvres une audience très large, notamment pour ses gravures qui décrivent les horreurs de la guerre, avec des séries su la Belgique et la Serbie. Mais la postérité retient surtout ses affiches, comme celles du Chat Noir, devenues des standards touristiques…

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Tout ceci semble, aujourd'hui, un peu "cliché"… Mais la saison porte à une relecture de "l'Hiver" :

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L'Hiver
Merd’ ! V’là l’Hiver et ses dur’tés,
V’là l’ moment de n’ pus s’ mettre à poils :
V’là qu’ ceuss’ qui tienn’nt la queue d’ la poêle
Dans l’ Midi vont s’ carapater !
V’là l’ temps ousque jusqu’en Hanovre
Et d’ Gibraltar au cap Gris-Nez,
Les Borgeois, l’ soir, vont plaind’ les Pauvres
Au coin du feu... après dîner !

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Et v’là l’ temps ousque dans la Presse,
Entre un ou deux lanc’ments d’ putains,
On va r’découvrir la Détresse,
La Purée et les Purotains !
Les jornaux, mêm’ ceuss’ qu’a d’ la guigne,
À côté d’artiqu’s festoyants
Vont êt’ pleins d’appels larmoyants,
Pleins d’ sanglots... à trois sous la ligne !
Merd’, v’là l’Hiver, l’Emp’reur de Chine
S’ fait flauper par les Japonais !
Merd’ ! v’là l’Hiver ! Maam’ Sév’rine
Va rouvrir tous ses robinets !
C’ qui va s’en évader des larmes !
C’ qui va en couler d’ la piquié !
Plaind’ les Pauvr’s c’est comm’ vendr’ ses charmes
C’est un vrai commerce, un méquier !
Ah ! c’est qu’on est pas muff en France,
On n’ s’occupe que des malheureux ;
Et dzimm et boum ! la Bienfaisance
Bat l’ tambour su’ les Ventres creux !
L’Hiver, les murs sont pleins d’affiches
Pour Fêt’s et Bals de charité,
Car pour nous s’courir, eul’ mond’ riche
Faut qu’y gambille à not’ santé !
Sûr que c’est grâce à la Misère
Qu’on rigol’ pendant la saison ;
Dam’ ! Faut qu’y viv’nt les rastaqoères
Et faut ben qu’y r’dor’nt leurs blasons !
Et faut ben qu’ ceux d’ la Politique
Y s’ gagn’nt eun’ popularité !
Or, pour ça, l’ moyen l’ pus pratique
C’est d’ chialer su’ la Pauvreté.
Moi, je m’ dirai : « Quiens, gn’a du bon ! »
L’ jour où j’ verrai les Socialisses
Avec leurs z’amis Royalisses
Tomber d’ faim dans l’ Palais-Bourbon.
Car tout l’ mond’ parl’ de Pauvreté
D’eun’ magnèr’ magnifique et ample,
Vrai de vrai y a d’ quoi en roter,
Mais personn’ veut prêcher d’exemple !
Ainsi, r’gardez les Empoyés
(Ceux d’ l’Assistance évidemment)
Qui n’assistent qu’aux enterr’ments
Des Pauvr’s qui paient pas leur loyer !
Et pis contemplons les Artisses,
Peint’s, poèt’s ou écrivains,
Car ceuss qui font des sujets trisses
Nag’nt dans la gloire et les bons vins !
Pour euss, les Pauvr’s, c’est eun’ bath chose,
Un filon, eun’ mine à boulots ;
Ça s’ met en dram’s, en vers, en prose,
Et ça fait fair’ de chouett’s tableaux !
Oui, j’ai r’marqué, mais j’ai p’têt’ tort,
Qu’ les ceuss qui s’ font « nos interprètes »
En geignant su’ not’ triste sort
S’arr’tir’nt tous après fortun’ faite !
Ainsi, t’nez, en littérature
Nous avons not’ Victor Hugo
Qui a tiré des mendigots
D’ quoi caser sa progéniture !
Oh ! c’lui-là, vrai, à lui l’ pompon !
Quand j’ pens’ que, malgré ses meillons,
Y s’ fit ballader les rognons
Du Bois d’ Boulogn’ au Panthéon
Dans l’ corbillard des « Misérables »
Enguirlandé d’ Beni-Bouff’-Tout
Et d’ vieux birb’s à barb’s vénérables...
J’ai idée qu’y s’a foutu d’ nous.
Et gn’a pas qu’ lui ; t’nez Jean Rich’pin
En plaignant les « Gueux » fit fortune.
F’ra rien chaud quand j’ bouffrai d’ son pain
Ou qu’y m’ laiss’ra l’ taper d’eun’ thune.
Ben pis Mirbeau et pis Zola
Y z’ont « plaint les Pauvres » dans des livres,
Aussi, c’ que ça les aide à vivre
De l’une à l’aute Saint-Nicolas !
Même qu’Émile avait eun’ bedaine
À décourager les cochons
Et qu’ lui, son ventre et ses nichons
N’ passaient pus par l’av’nue Trudaine.
Alorss, honteux, qu’a fait Zola ?
Pour continuer à plaindr’ not’ sort
Y s’a changé en harang-saur
Et déguisé en échalas[*].
Ben en peintur’, gn’y a z’un troupeau
De peintr’s qui gagn’nt la forte somme
À nous peind’ pus tocs que nous sommes :
Les poux aussi viv’nt de not’ peau !
Allez ! tout c’ mond’ là s’ fait pas d’ bile,
C’est des bons typ’s, des rigolos,
Qui pinc’nt eun’ lyre à crocodiles
Faite ed’ nos trip’s et d’ nos boïaux !
L’en faut, des Pauvr’s, c’est nécessaire,
Afin qu’ tout un chacun s’exerce,
Car si y gn’ aurait pus d’ misère
Ça pourrait ben ruiner l’ Commerce.
Ben, j’ vas vous dir’ mon sentiment :
C’est un peu trop d’hypocrisie,
Et plaindr’ les Pauvr’s, assurément
Ça rapport’ pus qu’ la Poésie :
Je l’ prouv’, c’est du pain assuré ;
Et quant aux Pauvr’s, y n’ont qu’à s’ taire.
L’ jour où gn’ en aurait pus su’ Terre,
Bien des gens s’raient dans la Purée !
Mais Jésus mêm’ l’a promulgué,
Paraît qu’y aura toujours d’ la dèche
Et paraît qu’y a quèt’ chos’ qu’ empêche
Qu’un jour la Vie a soye pus gaie.
Soit ! — Mais, moi, j’ vas sortir d’ mon antre
Avec le Cœur et l’Estomac
Pleins d’ soupirs... et d’ fumée d’ tabac.
(Gn’a pas d’ quoi fair’ la dans’ du ventre !)
J’en ai ma claqu’, moi, à la fin,
Des « P’tits carnets » et des chroniques
Qu’on r’trouv’ dans les poch’s ironiques
Des gas qui s’ laiss’nt mourir de faim !
J’en ai soupé de n’ pas briffer
Et d’êt’ de ceuss’ assez... pantoufles
Pour infuser dans la mistoufle
Quand... gn’a des moyens d’ s’arrbiffer.
Gn’a trop longtemps que j’ me balade
La nuit, le jour, sans toit, sans rien ;
(L’excès même ed’ ma marmelade
A fait s’ trotter mon Ang’ gardien !)
(Oh ! il a bien fait d’ me plaquer :
Toujours d’ la faim, du froid, d’ la fange,
Toujours dehors, gn’a d’ quoi claquer ;
Faut pas y en vouloir à c’t’ Ange !)
Eh donc ! tout seul, j’ lèv’ mon drapeau ;
Va falloir tâcher d’êt’ sincère
En disant l’ vrai coup d’ la Misère,
Au moins, j’aurai payé d’ ma peau !
Et souffrant pis qu’ les malheureux
Parc’ que pus sensible et nerveux
Je peux pas m’ faire à supporter
Mes douleurs et ma Pauvreté.
Au lieu de plaind’ les Purotains
J’ m’en vas m’ foute à les engueuler,
Ou mieux les fair’ débagouler,
Histoir’ d’embêter les Rupins.
Oh ! ça n’ s’ra pas comm’ les vidés
Qui, bien nourris, parl’nt de nos loques,
Ah ! faut qu’ j’écriv’ mes « Soliloques » ;
Moi aussi, j’en ai des Idées !
Je veux pus êt’ des Écrasés,
D’ la Mufflerie contemporaine ;
J’ vas dir’ les maux, les pleurs, les haines
D’ ceuss’ qui s’appell’nt « Civilisés » !

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Et au milieu d’ leur balthasar
J’ vas surgir, moi (comm’ par hasard),
Et fair’ luire aux yeux effarés
Mon p’tit « Mané, Thécel, Pharès ! »
Et qu’on m’ tue ou qu’ j’aille en prison,
J’ m’en fous, j’ n’ connais pus d’ contraintes :
J’ suis l’Homme Modern’, qui pouss’ sa plainte,
Et vous savez ben qu’ j’ai raison !
                                                             1894-1895

[*] Note de l’Auteur. — À l’époque où ce poème fut écrit, Émile Zola, qui était affligé d’une obésité considérable, suivit un traitement qui le réduisit à rien.

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Fac-simile d'une lettre de Stéphane Mallarmé à Rictus, après que celui-ci lui ait adressé un exemplaire des Soliloques du Pauvre.

Enfin, Rictus donne, dans un de ces livres, ce merveilleux dessin de Paul Verlaine, que je regarde souvent :

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note : Merci à Christian Tanguy pour son commentaire. Il a raison de me faire remarquer que ma note biographique de Rictus est totalement mythologique. Je renvoie tous ceux que cela intéresse à sa page très complète et intéressante.

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