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20 décembre 2008

Victorien Sardou, metteur en scène

sardou_Erwin

« D’abord, le metteur en scène, c’est monsieur Sardou en personne… »
Jules Lemaître, Impressions de théâtre, 8ème série, p. 188

Considérer Victorien Sardou comme un metteur en scène, c'est remettre en question un dogme historique  sacro-saint, celui d'une "invention de la mise en scène" généralement créditée à André Antoine, autour de 1880.
La transgression historiographique, en l'occurrence, porte moins sur la périodisation (Sardou vit et travaille jusqu'en 1908, nous commémorons, cette année, le centenaire de sa disparition) que sur la répartition des rôles symboliques, et sur la définition de l'art de la mise en scène.
En effet, Victorien Sardou ne fait pas partie du panthéon des précurseurs du théâtre d'art ; on ne lui a jamais reconnu une part quelconque à cette « invention ». Mais, en fait, la définition de la mise en scène en tant qu’art autonome générant une fonction spécifique, celle du « metteur en scène » reste, au moins jusqu’à la première Guerre Mondiale, assez théorique. Elle constitue plutôt l’annonce d’un art à venir, voire d’un « art de l’avenir » (Wagner). Elle se présente sous forme de manifestes écrits, parfois de maquettes …
Or (sans rien enlever au rôle séminal joué par ces théories et ces projets), on peut faire un autre choix, celui de privilégier les réalisations (quelle que soit la fonction officielle des artistes qui y travaillent) et ce, même en l’absence de tout discours théorique.

Il y a donc, bel et bien, une mise en scène avant la mise en scène. Mais la question que cache cette évidence reste évidemment de savoir quelle valeur il faut lui accorder à cette « pré-mise en scène ». Dépasse-t-elle un simple réglage des modalités pratiques de la représentation ? Dans le champ culturel moderne, nous avons tous tendance à privilégier la définition esthétique de l’art contre la définition technique. (il y a l’homme de l’art et il y a l’artiste ; un « ouvrage d’art » n’est pas forcément une « œuvre d’art » ). Il serait  dangereux d’opposer esthétique et technique sans introduire, un troisième terme, celui d'une dimension contextuelle, historique, idéologique ou éthique.
Ainsi, si tout mouvement d’avant-garde combat les entreprises qui le précèdent, le déni de réalité que suppose l’affirmation d’une « invention » va plus loin qu’une simple critique. Il manifeste, sous une forme énergique et  jubilatoire, le désir cathartique  d’une tabula rasa,  dans lequel on pourrait presque entendre un écho des paroles de l’Internationale : « du passé faisons table rase  », la formule étant prise,  ici, dans un sens à la fois métaphorique et littéral. Ainsi, l’ expression de « tréteau nu » (Jacques Copeau, 1913 ) relayée, au cours du XXe siècle par celles : d’« espace vide » (Pëter Brook) ou de « théâtre pauvre » (Jerzy Grotowski)/ ]
La condition post-moderne (ou post-dramatique, comme disent certains désormais ) nous permet-elle de reconnaître non seulement des faits historiques qui ont été niés pour des raisons idéologiques (le bébé  jeté avec l’eau du bain…), mais aussi de penser le contemporain à partir de ces faits historiques, en opérant des renversements de perspectives et de points de vue ? Et la reconnaissance d’une « mise en scène d’avant la mise en scène » peut-elle être autre chose qu’une attitude « réactionnaire » ( « c’était mieux avant », le XXe siècle s’est fourvoyé…) ?
Qu’il  suffise de faire remarquer que, si dans son acception moderne, la mise en scène se mesure par la distance introduite par rapport au texte auquel elle s’applique (les fameux « partis pris ») (par exemple, lorsque Patrice Chéreau monte le Ring, à Bayreuth…), le cas du metteur en scène – auteur (ou de l’auteur – metteur en scène) n’est pas forcément aboli par la modernité, scénique qu’il s’agisse d’une mise en scène de texte (En attendant Godot, de Beckett) ou d’un spectacle purement visuel (Le Regard du sourd de Bob Wilson), [les récents déboires de la Comédie française vis-à-vis d’un texte de Koltès (Retour au désert) montrent que le rôle de l’auteur comme metteur en scène reste, aujourd’hui comme hier, une donnée incontournable. Le conservatoire du répertoire, la Comédie française, se retrouvant ici dans cette situation paradoxale de défendre une mises en scène contre l’auteur (ou son ayant droit)…]
Sardou ne s'inscrit pas dans la dans la contestation du théâtre existant. C’est un positif, il hérite du spectaculaire romantique auquel il ajoute la magnificence de la scène de son temps.
Ceux qui s’intéressent au théâtre du XIXe siècle sous l’angle du spectaculaire  savent que la plupart des dramaturges (de Hugo à Rostand, en passant par Sardou et Alexandre Dumas, père et fils), aiment mettre la main à la pâte de leurs mises en scène. Ils le font avec  soin et  passion, non seulement parce qu’ils défendent leur littérature, mais par souci d’efficacité, pour atteindre le succès, en cherchant les effets qui portent sur le public, dans un mouvement qui relève d’un véritable engagement professionnel. Cet engagement est, d’ailleurs, souvent célébré dans le monde du théâtre contemporain (directeurs, acteurs,  critique), comme un talent particulier, un « art », en somme. Il est médiatisé par le journalisme, grâce à la photographie aussi et trouve même sa place sur la carte postale ou le chromo publicitaire 

Sardou_Marly_ao_t_1908

Il s'agit donc bien de se situer sur le plan du concret. Il s’agit, d'aligner des faits qui révèlent une conduite de metteur en scène. Ce sont des gestes, des comportements et des attitudes de Sardou qui retiennent l'attention, quelles que soient les conséquences qu'on en tire sur le plan esthétique. À mon sens, il ne faut pas opposer « mise en scène » et « événement ». L'anecdote, celle qui circule dans les salons ou dans les chroniques des journaux, est aussi un élément qui participe à l'élaboration de « l'œuvre » scénique. Elle  constitue la part la plus tangible de la réception du spectacle. La mise en scène vise, avant tout, à faire de l’œuvre dramatique ce qu'on peut appeler un objet spectaculaire. Elle s’adresse donc à ceux qui assistent à ces spectacles et pour qui, la qualité de ces objets fait « événément » (et non pas à nous, qui la jugeons de loin, à travers nos filtres et avec des critères anachroniques). Notre jugement esthétique est donc, par définition, biaisé. Le fait que l’esthétique défendue par Sardou ne soit pas forcément la nôtre ne doit pas la disqualifier en tant qu’esthétique.

1. La première caractéristique frappante, c’est la familiarité de Sardou avec le monde professionnel, du théâtre.
Il suffit de regarder les images pour voir que Sardou appartient la famille théâtrale. C’est son « habitus ».

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Sardou ne fait pas partie de ces dramaturges qui vivent dans une tour d’ivoire. Il possède la sienne, pourtant, un beau cabinet de travail, une bibliothèque somptueuse dans sa demeure de Marly-le-Roi. Il est amateur de beaux livres et de belles choses, il est collectionneur. Mais il ne vit pas en dehors de la réalité du théâtre.

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Depuis sa rencontre avec Virginie Déjazet il n’a de cesse d’entretenir sa familiarité avec  les acteurs, comme Sarah Bernhardt, ou la Duse.

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    Il fréquente les théâtres jusque dans ses coulisses. Il pénètre dans les loges, il est l’intime, le familier de ceux qui y travaillent…

Sardou_et_Claretie

Sardou est l'ami de Jules Claretie, le directeur de la Comédie française.

Toutefois, un metteur en scène, c’est aussi, bien sûr, celui qui est présent sur le plateau lors des répétitions, celui qui prépare le spectacle (alors qu’il ne figure pas lui-même dans la pièce).

2.  Or, Sardou ne se contente pas de fréquenter les artistes à la ville (ou dans les loges). Il monte  sur le plateau.  Il est aussi présent sur le lieu scénique (défini comme espace technique). Il règle la représentation dont on peut détailler, rapidement, les modalités d’action. Ce sont témoigne un dessin de Clairin, illustrant les répétitions de Cléopatra :

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La direction d’acteurs fait, manifestement, partie du métier de metteur en scène. Rappelons que c’est dans la direction d’acteurs que des Stanislavski ou des Copeau fondent la définition d’un nouveau théâtre.  On y voit parfaitement le « gestus » de la direction d’acteur. Sardou indique de la main un jeu de scène ou un sentiment à Réjane (pour Madame Sans-Gêne). Il est installé dans le guignol du Vaudeville. Agnès Pierron affirme que Victorien Sardou est l’inventeur de ce dispositif (elle se trompe, car il existait des "guignols" à la Comédie française avant Sardou, mais le fait qu'on associe Sardou à l'invention du guignol est caractéristique), permettant à l’auteur ou au metteur en scène de suivre les répétitions au chaud, dans la proximité des comédiens. (Cf Dans le Guignol de Jean Aicard, 1889, mise en abîme des répétitions à la Comédie française du Père Lebonnard, interrompues pour une reprise au Théâtre-Libre).
La confrontation des auteurs (mais c’est Sardou qui est en avant, par rapport à Emile Moreau et au directeur de la salle) et des acteurs n’a rien d’une mondanité, d’une déférence…

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Du brouillon (durant cette répétition de Thermidor, Sardou est monté sur le praticable ; il est tout pr!s de son acteur (Coquelin) à l’œuvre :

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Sardou reste dans l’image

sardou_thermidor

détail de l'image précédante, où je crois reconaître la présence de Sardou lui-même…

Pour diriger les acteurs, il faut connaître l’art du comédien. Or ,Sardou est, lui-même, un excellent comédien.

Sardou_don_quichotte      Sardou_et_C


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Sardou écrit pour Réjane ou pour Sarah Bernhardt exactement comme Beckett écrit pour Madeleine Renaud, et comme, sans doute aussi, Marivaux écrit pour les acteurs italiens ou Racine pour la Champmêlé.

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Lettre de Sardou à son acteur, pour qu'il se fasse sa "tête", conformément au dessin qu'il lui envoie (Meissonier)

    Zola, qui avait la dent très dure avec Meisonnier, reconnaissait lui-même que l’artiste avait parfois le talent de peindre « des têtes intéressantes  ». Ce qu’on voit ici, sur le dessin, n’est pas une étude pour le costume, plutôt une indication pour l’acteur sur la « tête » qu’il doit se faire. Comment ? Par l’artifice du maquillage , sans doute, mais aussi en « construisant son  personnage » (pour parler comme Stanislavski).

    Mettre en scène, c'est définir le style de la représentation. Que dire du jeu des acteurs que l’on n’a pas vus jouer ? En l’occurrence, la photographie (même si elle est vraisemblablement posée, comme pour les clichés de Nadar) nous renseigne.
Qu’y a-t-il de commun, sur le plan stylistique, entre toutes ces images ?

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IMG_0002      IMG_0005_2     IMG_13_2    Th_odora

    Réponse : l’art de la diagonale. Le « mélodrame » selon la typologie du geste de Jacques Lecoq (qui s’y connaît en mouvement). Une psychologisation, ou une sentimentalisation de la tragédie (qui, dans le théâtre classique, s’exprime plutôt dans la verticalité).

Enfin,  le metteur en scène (si on en croit aussi bien Antoine que  Gordon Craig, qui se situent  aux deux extrémités du paradigme de la fameuse invention de la mise en scène), c’est celui qui maîtrise l’ensemble de la représentation.
    Or, Sardou ne laisse aucune place au hasard. Il s’intéresse à tout, jusque dans les déatails les plus concrets.

b. La scénographie

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Sardou devant une « ferme » de Patrie !

L’image ne prouve rien ? Si, elle diffuse la représentation d’un auteur qui se confronte à la matière (et d’ailleurs, l’allure de Victorien Sardou est bien celle d’un artiste)      

    c. Les costumes
    Victorien Sardou est un spécialiste du costume. On se range sous son autorité quand on publie un livre sur les costumes des Merveilleuses…

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Dans le cas de Théodora,

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non seulement Sardou s’inspire des mosaïques de Ravennes

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mais il prend aussi en compte une découverte archéologique, celle du Châle de Sabine

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    d. Les accessoires. La technique de scène, souci de la technologie du théâtre, appropriation des talents et des nouveautés. Le « truc » théâtral. Les serpents de Cleopatre (de vrais orvets placés dans le corsage de Sarah Bernhardt !). On peut véritablement parler d’un système des objets dans la manière dont Sardou gère les accessoires de ses mises en scène.

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le crucifix et le couteau de Tosca

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le cordon de Napoléon dans Madame Sans-Gène

Noter que l’accessoire n’est pas un élément gratuit, isolé. Il fonctionne avec le texte. On sait que dans Théodora, l'utilisation du mot « fricot »  excita la malveillance d’une partie de lacritique. Mais aussi le fait qu’on y utilise une fourchette (pour des raisons de vraisemblance archéologique) ou qu’on y épluche des céleris sur la scène. Pourquoi n’a-t-on pas relevé ces fait, au même titre que la présence de vrai foin ou de carcasses de viande dans les mises en scène d’Antoine ?

Cette question en amène une autre. Celle de la mise en scène dans le texte.
Une dramaturgie qui anticipe sa représentation, une écriture au service du spectacle (c’est-à-dire de la mise en scène), beaucoup plus qu’à celui de son édition littéraire…
L’auteur qui fréquente les plateaux de théâtre, écrit en conséquence.

Sardou metteur en scène c’est, d’abord, l’homme qui ne laisse rien au hasard.
C’est, ensuite, celui qui écrit un théâtre scénique. Qui soigne ses didascalies mais, surtout, qui prévoit dans le texte des effets scéniques. Pas seulement des « mots » qui portent pour les acteurs. Qui pense le rythme, la respiration de la représentation. Le jeu des accessoires (notamment les objets méchants).

Sardou ressemble, finalement, à ces artistes qu’il aimait, et que le qualificatif de « pompier » a disqualifiés aux yeux de la modernité. Ernest Meissonier, par exemple. Le peintre le plus côté, le plus célèbre de son époque, et qui tombe ensuite dans l’oubli le plus total. Avant d’être, d’une certaine façon, réhabilité par Dali, d’abord, puis par le Musée d’Orsay.
Cet aggiornamento n’a pas vraiment eu lieu pour le théâtre (à part l’entreprise du colloque Moindrot/Goetz sur le Spectaculaire, et l’ouvrage qui en découle). Il est possible que cela soit en train de se faire.

Si on a oublié Sardou, c’est qu’on a fait porter l’expertise esthétique sur le seul plan de la littérature. On a oublié ce qui faisait l’éclat du personnage. Notamment son talent de « metteur en scène ». C’est pourtant ce que l’époque voyait en lui, ce qu’elle a voulu « médiatiser », comme en témoignent les images que je vous ai montrées, dont la plupart ont été publiées dans les journaux, sur des cartes postales ou, même, des chromos publicitaires

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Reconnaître en Victorien Sardou (comme en d’autres parmi ses contemporains) un « metteur en scène » nous oblige, incontestablement, à réviser notre conception de la mise en scène. Non seulement Sardou est à la fois auteur et metteur en scène, mais il est homme de théâtre dans un sens beaucoup plus vaste. Il travaille à faire des représentations des événements, dans le sens où ill est soucieux de produire entre son œuvre et son public une rencontre marquante. C’est dans l’effectivité que se situe son intervention. Ce qui n’échappe pas aux spectateurs de bonne foi.


« D’autres ont le talent ; lui seul a le génie. Le génie, oui ; car, comme Shakespeare du haut de sa grandeur tragique, il sait nous faire respirer, en même temps que les plus délicieux parfums de l’art idéal, des odeurs effrayantes d’humanité. Ses personnages ne sont ni en bois, ni en carton, ni en fer-blanc, ni en caoutchouc ; ils vivent. Ce n’est point un automate articulé, un pantin mécanique, un guignol gonflé de crin ou de son qu’il jette sur la scène. L’homme passe à travers son œuvre, avec son cerveau, sa chair et son âme. Et quand Sardou ressuscite une époque, qui s’est roulée dans la pourpre et dans l’or, une époque qui nous apparaît encore toute rouge des torches et du sang des césars byzantins, c’est en traits de feu et en traits de sang qu’il la dessine, et il nous montre, dans une évocation magique et complète d’historien, de poète et d’artiste, aussi bien les joies hurlantes de ses débauches et l’atrocité de ses massacres, que les coins paisibles et frais où la vie souillée et traquée s’est réfugiée, loin du trône sur les marches duquel l’orgie se vautre triomphante, et du cirque où la mort râle et se tord . » (Octave Mirbeau)

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Victorien Sardou à la répétition

Voir évoluer un tel homme à travers son œuvre est un spectacle tout à fait particulier et suggestif. J'ai assisté à bien des répétitions en compagnie d'auteurs dramatiques illustres ; j'ai vu Verdi conduire son orchestre à l'Opéra durant une répétition de Don Carlos, et je n'oublierai pas le grand geste de commandement et la voix profonde du maître suivant tout à la fois, de son œil ardant, les violons dans l'espèce de fossé de l'orchestre et les choristes là là, sur la scène comme sur un rempart. Il y avait du chef militaire aussi, avec une sorte de simplicité rustique. j'ai vu un homme, qui fut le théâtre-né, Jacques Offenbach, maigre, nerveux, les jambes enveloppées d'une couverture, exiger, de sa main osseuse des jeux de scène qu'il faisait reprendre trois fois, cinq fois, six fois :

- C'est pien… C'est très pien…, Oh ! tout à fait pienRegommencez-moi tout ça !…

Celui-là était une façon de maître, hoffmannesque, une vision. On m'a conté de Dumas père, mettant en scène le Chevalier de Maison-Rouge, en manches de chemise, pétrissant la foule du tribunal révolutionnaire, des traits admirables. C'était un bon titan, jonglant en riant avec des êtres humains. Je ne crois pas que personne au théâtre, puisse être plus extraordinaire que Sardou.

Je le vois à l'œuvre. Je regarde cet homme plus âgé que moi de près de dix années et plus jeunes que des jeunes, plus actif, plus acharné à cette perfection dans le détail que le public n'aperçoit pas toujours, mais qu'il subit parce que, le labeur achevé, tout concourt à l'effet de l'ensemble.

Aszsis aux fauteuils d'orchestre, tandis que le comédien dit son rôle sur la scène, Sardou est là, et ses lèvres mobiles répètent le texte, tandis que ses mains, nerveusement, pétrissent le dossier d'un fauteuil, battent la charge quand le tambour bat, comptent le tintement des cloches, qui, là-bas, sonnent le glas, s'irritent quand un mouvement est trop lent, suivent, de leurs crispation, la mache poignante du drame. Enfoncé sous une arcade sourcilière frocée, son œil voit tout. Et, brusquement, lorsque sa voix ne suffit plus à donner, de loin, l'indication voulue, il bondit, il se précipite sur la scène. Il y apparaît, heureux même dans ses irritations. Il a comme une volonté particulière à se sentir sur les planches. Il est dans son élément, sur son terrain. Le capitaine commande.

La foule aura ce spectacle : l'Hôtel de Ville de Bruxelles envahi par les Espagnols et défendus par les compagnons de Rysoor. Elle verra les artilleurs du dux d'Albe trîner le lourd canon qui va mitrailler les Flamands. Elle n'aura pas ce drame vivant : l'auteur réalisant lui-même su la scène ce qu'il a entrevu jadis comme en une vision, lorsqu'il jetait sur le papier les indications manuscrites.

Debout, là, parmi les hommes dont le dénombre étonne un peu les murailles de la Comédie, habituées à des pièces plus intimes, Sardou fai batre la charge comme un colonel et attaquer comme le duc d'Albe lui-même. Le bruit des tambours l'entraîne, l'appel des clairons le grise. Il s'exalte, il s'excite et, pourtant, il est calme, il aperçoit tout, il n'oublie rien.

- La charge !

Et sa voix monte.

- Allez ! À la porte ! Là ! En avant ! Feu !

Jules Claretie, 1908

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Sur la question de la mise en scène avant la mise en scène, on consultera, avec profit, le site internet du CRHT (Centre de Recherches en Histoire du Théâtre de l'Université Paris IV), dans la rubrique "Ressources", section "archives sonores".

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