Technologie et écriture
palimpseste
manuscrit d'Antoin Artaud
Tenir un blog, c'est accepter l'idée d'une collaboration entre l'homme et la machine.
La machine à écrire et le stylo à plume étaient aussi déjà des machines. Mais Internet joue un rôle beaucoup plus envahissant dans la pratique de l'écriture, puisqu'il impose des formats, génère des habitudes, invente de nouvelles formes de lecture…
Il peut-être intéressant de réfléchir à l'apport de la technologie dans la pratique des blogs. Notamment mesurer l’innovation apportée par les nouvelles technologies dans le champ de l’écriture, et de l’écriture théâtrale aussi bien (mesurer la théâtralité de la pratique du blog ?). Toute innovation se mesure au regard d’un passé. Dans quelle mesure le passé annonce-t-il le présent et le futur ? Il m’est arrivé d’écrire un ou deux articles sur la technologie du spectacle au XIXe siècle. L’étude de ces spectacles fantomatiques montre que ce qu’on peut appeler l’objet virtuel au théâtre n’a pas attendu les inventions de notre époque pour se manifester.
Pepper's Ghost
D’une certaine façon, on peut définir le théâtre (au sens du lieu théâtral) comme le dispositif qui rend possible l’apparition de ce type d’objets.
la scène élisabéthaine (frontispice d'une édition d'époque)
Rendre visible l’invisible, comme dit Peter Brook (après bien d’autres…)
Les planches du théâtre, la cage scénique (ce que Brook appelle « l’espace vide ») n’est au fond, qu’une cage à fantômes
L’histoire du théâtre nous obliger à remonter, toujours plus loin dans le temps, surtout si on se place au niveau de la question du fantôme qui est liée à la technique, au « truc », et qui fait que le théâtre (mais aussi les autres arts, la photographie, notamment, et le cinéma) fonctionne comme une magie, thèse tout à fait défendable de manière on ne peut plus rationnelle.
apparition spirite sur une photographie du XIXe siècle
Les meilleurs travaux sur ce sujet n’émanent pas forcément des spécialistes du théâtre, les historiens du cinéma se montrent souvent les plus curieux de tout ce qui concerne l’histoire les objets concrets et des techniques. Ce qu’on appelle le pré-cinéma est, incontestablement, un champ d’étude commun au théâtre et au cinéma.
De même qu’on pouvait faire apparaître un objet virtuel sur le plateau d’un théâtre au XIXe siècle, bien avant les hologrammes et les images de synthèse, certains effets de l’écriture électronique, de l’écriture immatérielle se posent déjà dans le paysage littéraire et artistique des siècles passés.
En s’attachant à la question des machines, des nouvelles machines, nous n’inaugurons pas forcément une nouvelle pensée, nous prolongeons des thème qui ont été abordé suite aux différentes évolutions techniques et industrielles, notamment, celle de la seconde moitié du XIXe s.
Je plaide donc, ici, pour un traitement anachronique de la question. N’étant pas compétent pour parler de la technique du présent, je préfère l’aborder à ma façon, à partir des exemples du passé que je connais (un peu).
Le geste de l’écriture :
Dans quelle mesure on écrit avec un corps, le sien propre, celui d’un autre, ou autre chose… ?
J’entends ici poser la question de l’écriture de façon extrêmement concrète et la plus littérale possible.
Il est important d’envisager l’écriture comme un geste. Avant même de parler d’une production, d’un objet, d’une œuvre…
Je propose donc, ici, c’est une sorte de rêverie ou de méditation. Quelques associations d’idées. Une façon de tourner autour du pot : poser des questions, et lancer des pistes de réflexion.
Quelles sont les idées qui nous viennent spontanément quand on évoque l’écriture avec les machines contemporaines ?
1. L’idée que l’écriture ne vient plus du seul individu, que l’écrivain est assisté.
2. L’idée que le travail de l’écriture prend une dimension plus concrète
a. Au niveau de la construction du texte (traitements de texte)
b. Au niveau des ressources documentaires (assistance d’Internet)
3. L’idée que l’écriture produite par les machines (avec des bits, la langue universelle 0/1) ne se distingue plus des images produites de façon analogue
1. Qui écrit ?
L’écriture dépend étroitement de la représentation qu’on s’en fait, c’est-à-dire, au fond, de la culture et de l’idéologie des auteurs.
Par exemple, à la fin du XIXe siècle, les écrivains se classent, grossièrement, dans deux écoles : celle des réalistes ou celle des idéalistes. Naturalisme et Symbolisme, par exemple (bien sûr, il faut nuancer, car un tel classement est déjà une lecture, et une lecture scolaire, réductrice)
Il pourrait être intéressant de se demander dans quelle mesure le geste même de l’écriture est assujetti à de telles distinctions ?
Aujourd’hui, les enjeux ne sont plus les mêmes ; mais il est amusant de formuler que c’est une machine (dans la lignée de la révolution technologique), l’ordinateur, qui aboutit finalement à une écriture « virtuelle », opérant comme une sorte de synthèse entre les deux généalogies de l’écriture (l’une qui vient du romantisme, l’autre du réalisme).
Le fantôme qui écrit. L’inspiration. Une écriture qui vient d’ailleurs…
On comprend bien que c’est une affaire de représentation. Le fait de croire à un monde invisible permet d’écrire sous sa dictée. Le fait de ne pas y croire, empêche d’avoir recours à un procédé qui ne serait pas totalement maîtrisé…
Il y a pas mal d’auteurs (aujourd’hui encore) qui disent qu’ils ne maîtrisent pas le fil de leur écriture, qui laissent courir leur plume comme sous la dictée d’un autre, impuissants à contrôler le cours des aventures de leurs personnages…
Julien Green, par exemple. Ou Pierre Guyotat, qui se sent dépositaire d’un univers qui le travaille et dont il est le gardien et le porte-parole…
Ceux qui pense que l’écriture peut être guidée par des entités invisibles, les morts, les fantômes.
L’écriture sous influence. Victor Hugo (et les tables tournantes de Guernesay), mais aussi Victorien Sardou. Il dessine les maisons sur Mars, sur Jupiter. Épisode de clairvoyance, après un an, ses voix lui disent : "- Tu as mieux à faire !". Mais tout le théâtre lui échappe.
Lucidité historique. La vision, la prophétie…
Les visions de Catherine Hemmerich (que Paul Claudel admire tellement). L’Apocalypse de Jean. Les textes prophétiques, en général.
Il y a les esprits, mais il y a aussi les états d’esprits. Influence de la drogue, des psychotropes. Baudelaire. William Burroughs. Henri Michaux. Là encore, l’intuition que l’écriture et le dessin ou la peinture ont une même racine : un même geste.
Le travail de l’écriture
A l’opposé de ça, l’idée qu’écrire est un travail : « Main à la plume vaut main à la charrue », dit Rimbaud, qui n’en produit pas moins, pour autant, des visions inspirées : Le bateau ivre, etc.) Que vient faire la charrue là-dedans ? Ne peut-on pas dire que l’ordinateur est une charrue moderne ?
Tout le travail des réalistes, des naturalistes, leurs descriptions documentées…
La notion d’« atelier d’écriture »
Dans le cadre d’une transmission (pédagogie) ou d’une production collective (la figure singulière de l’auteur est happée par le collectif, preuve qu’il s’agit effectivement d’un travail, pas d’une inspiration).
Les contraintes ludiques d’Oulipo, les Papous de France-Culture…
(On a l’impression d’une perte de l’identité, d’une perte de la profondeur… On peut jouer de ça. C’est une démystification. L’écriture ne serait pas une pratique singulière. )
Wim Delvoye, calligraphie arabe en épluchures de pommes de terre
2. Écriture, image
On peut toujours penser l’écriture en même temps que l’image, l’écriture comme une image et l’image comme une écriture. Même si ça va à l’encontre d’un certain type de discours, celui qui exprime une volonté de tenir l’écriture (l’écriture théâtrale, en particulier) à l’écart du spectacle, dont le spectre horrifique s’est désigné par des métaphores et des métonymies : "TF1", la télévision, etc. (autrefois les formes populaires de spectacle, le Music Hall, la variété, le vaudeville, etc.
Les nouvelles technologies n’ont pas encore, jusqu’à présent, pris parti dans cette discussion. Elles restent neutre, elles ne sont pas identifiées comme relevant d’une idée de l’art ou d’une autre.
Mais la numérisation de l’écriture traite souvent le texte comme une image, « on ne lit plus le texte, on le regarde comme une image » dit Marie Line Laplante. Noëlle Renaude semble faire une remarque qui va dans le même sens : « on n’arrive plus très bien à déterminer ce qui, de l’écriture ou de sa mise en image, fait sens ».
Ainsi des documents, .pdf ou .jpg qu’on télécharge sur Internet, dans Google livres, sur le site d’un journal ou d’une bibliothèque. On ne sait jamais, dans ce cas, si on pourra entrer dans le corps du texte, en extraire une citation, si la machine saura faire, par exemple, une recherche de vocabulaire, identifier des mots.
Ce rapport étroit, jusqu’à la confusion, mis en évidence par le document numérique, me semble néanmoins relever d’une vieille tradition. De toute façon, l’écriture a toujours eu quelque chose à voir avec le dessin, ou la peinture. D’ailleurs le mot graphie (du grec graphein) désigne aussi bien l’écriture que le dessin puisque la zographia des Grecs désigne précisément le fait de peindre ou de dessiner.
Le geste
Il peut être intéressant de convoquer ici, les écrivains qui ont écrit comme des peintres, et les artistes qui ont peint ou dessiné comme des écrivains. Ils nous démontrent quelque chose qui est de l’ordre du geste. Geste que l’on peut entendre, au sens propre, comme un mouvement corporel, quelque chose qui émane du corps, qui a besoin du corps. Mais, bien sûr, le mot devient très vite une métaphore, comme quand on dit : « j’ai voulu faire un geste », c’est-à-dire, qu’on manifeste une intention (et le geste devient vite extra-corporel). Donner de l’argent pour soutenir une cause humanitaire, c’est un beau geste. Mais cela ne met pas forcément mon corps en branle…
On voit tout de suite qu’il y a finalement deux dimensions dans le geste (et dans celui de la graphie). Celle du geste corporel et celle d’un geste qui échappe au corps. Bon.
Si l'on regarde ceci
Cette écriture (il s’agit bien d’un objet catalogué come texte, puisque c’est publié dans la collection "Poésie", chez Gallimard)…
…engage le corps de l’écrivain, un peu comme dans la calligraphie chinoise ou japonaise.
caligraphie tracée avec de l'eau par un Chinois dans un parc
Une partie du corps et le corps tout entier. C’est-à-dire, un corps conçu au sens large, un corps spinoziste annulant la distinction traditionnelle du corps et de l’âme. Or, comme dit Spinoza : « qui sait ce que peut un corps ? » Un corps est capable de choses étonnantes (et de cet étonnement, de ce « thaumazein » naît la philosophie. Un corps est capable d’écrire, notamment.
Ceci, maintenant :
Nous nous trouvons en apparence devant une représentation, assez classique dans sa forme, de type figuratif ou mimétique, une scène qui ne mobilise, en aucun cas, le schéma de l’écriture (il y a un peu d’écriture qui légende l’image, ça donne la distance). Nous savons pourtant que l’artiste qui a fait ces images, Pierre Klossovski, est d’abord un écrivain (c’est son frère, Balthus, qui est peintre). Mais, si nous écoutons cet écrivain parler, il nous dit (il faudrait retrouver les termes exacts) qu’il ne poursuit rien d'autre, dans le dessin (il fera même de la sculpture), que son but d’écrivain. Ceux qui connaissent ses textes reconnaîtront sans peine dans le dessin des personnages (Roberte, Augier) et des situations qui préexistent dans sa littérature. De la même main, et avec d’autres crayons (de couleur) Klossowski poursuit le récit qui lui tient à cœur.
On a donc deux systèmes de dessin-écriture.
L’un qui, tout en étant très pictural, mime l’écriture dans la création d’un alphabet (ou d’idéogrammes) imaginaires. L’autre qui empreinte au dessin classique sa technique pour raconter quelque chose de livresque.
Un dernier exemple, celui de Valère Novarina. Il intervient dans des galeries d’art contemporain, il y produit des dessins sous forme de performance. Les dessins en question ont donc une valeur ambiguë. Ce ne sont pas des œuvres, à proprement parler, c’est l’ensemble de la démarche qui fait œuvre… C’est d’ailleurs en cela que tient la cohérence du travail de Novarina, qui est aussi plasticien et scénographe. Sa production plastique a, effectivement, quelque chose de théâtral. Il en est lui-même l’acteur et le statut des dessins me semble plutôt celui d’une trace de la performance qu’une œuvre plastique à proprement parler.
En définissant l’écriture (avec Michaux, Klossowski ou Novarina) comme une forme de dessin ou, du moins, comme geste graphique, nous sommes conduits à nous demander s’il peut y avoir une autre écriture, une écriture qui n’engage pas le mouvement du bras, de la main, ce que les anciens appelaient le ductus. Ou encore si cette opération si singulière et personnelle (car l’énergie qu’elle engage vient d’on ne sait où) peut être déléguée à une machine ou à un robot…
La machine en question, dans ce cas, doit-elle être (au même titre qu’un crayon ou un pinceau) considérée exactement comme un outil, un prolongement du corps ? comme une prothèse ? Ou comme un apport totalement extérieur et déconnecté du corps du scripteur ? Quel est la nature de la graphie qu’elle est capable de produire ? Les machines à écrire écrivent-elles sans tracer (à preuve qu’on puisse indéfiniment modifier la forme et la taille et la forme des polices, la disposition des paragraphes) ? sont-elles susceptibles de produire un signifié émancipé de sa dépendance à un signifiant visible ? Introduisent-elles, dans le processus de l’écriture, d’autres possibilités, des possibilités inédites, inouïes que le corps (même outillé) ne possède pas lui-même ?
Auquel cas, faut-il considérer que la machine est-elle elle-même un corps ? Un corps propre ? Ce dont on souhaite - ou redoute - la possibilité lorsque l’on évoque les « robots », parce que nous nous faisons, du robot, une conception démiurgique qui est propre à notre culture (et qui en fait facilement un Golem, un Frankenstein ou un Dibbouk…).
Ou cette conception du robot n’est-elle, au fond, comme dans les romans de science fiction, qu’un fantasme, un pur effet de l’imagination et, en fin de compte, un effet de l’écriture elle-même ?
Le premier geste de l’écriture, c’est celui, littéral, de la graphie et, presque aussitôt, de la calligraphie, de la belle écriture, telle qu’elle est pratiquée dans pas mal de cultures. (calligraphe chinois qui écrit avec de l’eau sur le sol)
La calligraphie, c’est l’écriture manuelle, à la plume ou au pinceau… Peut-être aussi au burin sur le marbre. Ou avec un doigt dans le sable, comme Jésus dans les évangiles .
Il y a là quelque chose d’archaïque (au sens propre, on distingue une archè, un commencement, une origine). Dès lors qu’on fait le geste d’écrire, on renoue, finalement, avec les origines de l’écriture. On rejoue le scénario d’une humanité qui accède à l’écriture. Et tout le monde voit bien qu’il y a dans la machine la possibilité d’une déshumanisation (ce n’est plus le corps qui écrit, c’est la machine à sa place).
Les gens qui s’intéressent à la naissance de l’écriture y mettent toujours une considération particulière. Parce que c’est comme un miracle, le fait que l’animal humain ait ce pouvoir d’écrire. D’où un certain pathos, une certaine dramatisation.
L’écriture est un geste tellement incorporé qu’il semble naturel. Mais, comme tout ce qui concerne le corps, elle est entre nature (la pulsion, voire la pulsion sexuelle) et culture, car elle est prise dans des codes, dans des techniques et dans des protocoles.
Faire le sacrifice de tels protocoles (les faire évoluer, les remplacer), c’est mettre en crise la civilisation.
Dans ce sens, le rapport a la machine fait bouger les choses. Il y a une différence entre taper sur un clavier et former les lettres à la plume.
Une dactylo n’a pas d’inconscient, dit Barthes.
Dans les civilisations proches de l’invention de l’écriture (Sumer, Egypte, Grèce antique), il y a un prestige particulier du scribe, de celui qui sait écrire.
En Egypte, au moyen âge (les moines dans les scriptoria).
Avec l’enseignement public et la démocratisation de la compétence, le prestige s’est atténué Il pourrait renaître. Deux scénarios possibles : ceux qui savent se servir des machines et ceux qui ne savent pas (ou qui n’y ont pas accès pour des raisons économiques). Ceux qui savent vraiment écrire (les lettrés) et qui continuent à faire, à acheter et à lire des livres… et ceux qui ne pourraient plus se passer de l’assistance des machines pour écrire (modèles, correcteur de grammaire et d’orthographe, etc.). L’ordinateur est modélisé comme un assistant…
L’histoire de l’écriture, c’est, à proprement parler, l’histoire de la civilisation de l’humanité. Le fait que l’ethnologie nous ait appris qu’il existait des civilisation sans écriture qui ne sont pas, pour autant, sans culture semble n’avoir que peu marqué nos mentalités.
Le triomphe de la civilisation et de la modernité occidentale, c’est l’invention de l’imprimerie.
On a fait des livres. De beaux livres, de belles éditions. Il y a un art du livre, de la typographie même, mais enfin le typographe ou l’éditeur n’écrivent pas vraiment, ce ne sont plus des scribes. Le geste d’écrire passe au second plan. Cuisine obscure, secrète. Que fait vraiment l’écrivain dans le secret de son cabinet.
De ce mouvement de l’imprimerie, la machine moderne (l’ordinateur et Internet) récupère et améliore cet acquis : la circulation de l’écrit, sans la lourdeur du livre. On peut peut-être retenir cette proposition ? Un geste d’écriture et une diffusion de l’écrit qui fait l’économie du monumental.
Wim Delvoye
René Magritte, L'art de la conversation
Pour continuer à citer la bible…
Ce qu’il y a de remarquable dans le dieu qui écrit, c’est qu’il est aussi antérieur à l’humanité. Sur le mont Sinaï, le Dieu des Juifs écrit lui-même directement sur les tables de marbre (les tables de la Loi) que recueille Moïse…) « Le Seigneur m'a donné les deux tables de pierre, écrites du doigt de Dieu où étaient reproduites toutes les paroles que le Seigneur avait prononcées pour vous sur la montagne » Deutéronome (v. 10). Cette antériorité de l’écriture (Dieu écrit avant l’homme dans les religions du livre ; pour les musulmans, le Coran est antérieur à la création du monde…) est, bien sûr, un artefact. La présentation qui en faite par les religions montre seulement que les rédacteurs des textes sacrés n’avaient pas accédé à une conscience historique de l’écriture. Pour lire les tables de la loi (ou le Coran), il faut que l’humanité sache lire, et donc écrire.
Peut-on malgré tout faire quelque chose de ces grands mythes religieux ?
Quelqu’un s’est-il déjà soucié de cette écho surprenant, du dieu vétéro-testamentaire qui écrit dans la pierre ( et le monument que constituent ces tables est conservé dans l’Arche d’alliance qui est donc, à la lettre, une bibliothèque) à ce dieu néo-testamentaire qui, lui, n’écrit que dans le sable. Ce geste marquant ainsi le fait que Dieu s’est incarné, c’est-à-dire que c’est aussi un homme.
La question : est-ce qu’écrire sur un écran d’ordinateur, cela ne s’apparente pas plus au fait d’écrire sur du sable que sur du marbre ? Personne ne sait ce que Jésus a écrit sur le sable. Parce que le sable ne conserve pas la trace, il s’efface, tout comme s’efface, à tout moment, l’écran de mon ordinateur portable…
Les dix commandements (le texte divin recueilli par Moïse, au mont Sinaï) est édité (c’est la Torah), tandis que le texte divin écrit par Jésus reste inédit. Il ne figure dans aucune bibliothèque. De l’écriture de Jésus, il ne reste, finalement, que le geste. Et l’énigme qu’il constitue (pourquoi on nous relate ce geste).
C’est là objet de ma méditation.
Autographe
L’ordinateur conserve le geste (au sens large) de l’écriture. Il y a encore des gens qui s’assoient pour écrire, quand bien même dicteraient-ils leur texte dans un micro que la machine se chargerait de transcrire… Mais l’écriture, quant à elle, perd une partie de sa consistance. Elle peut s’effacer d’un clic de souris, du fait d’une mauvaise manœuvre ou, tout simplement, être remplacée par d’autres écritures. Elle s’enregistre dans une mémoire qui n’est pas visible. Palimpseste d’un nouveau genre (il faut fouiller dans la mémoire morte du disque dur…).
On pourrait donc dire que l’écriture numérique est plus proche du geste mystérieux de Jésus (il n’y a pas d’instrument, pas de machine, juste un peu de sable, quelques grains (quelle résolution ?), disons une certaine quantité de pixels…) qu’à une inscription autographe (comme au moyen âge) ou qu’à un imprimé (comme après Guttemberg). Parce que l’écriture manuelle et mécanique se fait sur un support. (introduisant par là un troisième objet, un objet qui se pérennise et se monumentalise facilement).
À partir de l’invention de l’imprimerie, tout le monde prend bien conscience de l’impact de l’innovation qui vient de se produire. Que les livres vont avoir beaucoup plus de chance d’être lus, que beaucoup plus de gens y auront accès ; c’est la naissance de l’Humanisme.
La mise à disposition des ressources électroniques engage, sans doute, un nouveau changement. Elle le fait en avançant et en reculant, il y a de la perte et du gain :
Le prestige, la noblesse du geste d’écrire (geste dont les animaux ne sont pas capables) ne débouche plus forcément sur la production d’un livre. Il peut s’agir d’une écriture pour rien, sinon pour démontrer qu’elle émane de l’humanité (après tout, c’est peut-être la fonction principale de cette notation johannique, elle insiste sur l’incarnation, sur l’humanité du Christ). Ce travail d’écrire n’est plus rentabilisé par la production matérielle d’un livre.
Ceci me suggère une réflexion annexe :
Pour remédier à ce sentiment de perte (de perte corporelle), les plus nostalgiques collectionnent des autographes, ou des manuscrits autographes.
Mais, la plupart du temps, ça n’a aucun sens, ce n’est qu’une sorte de valeur ajoutée, une valeur affective, purement sentimentale.
Même si la Graphologie tente de se poser comme une science (on en connaît les limites), inscrivant le caractère d’un individu dans son écriture. Fausse piste ? Pas si on considère le rapport au corps : écriture d’homme ou de femme. Le corps de l’écrivain, qui fascinait tellement Roland Barthes, surtout à la fin de sa vie (quand il travaillait sur Proust). Là aussi, je vois un reste de magie. Le corps de l’écrivain peut-il me dire quelque chose sur l’origine de l’écriture ?
Barthes va jusqu’à tenter de produire une graphie insignifiante. C’est celle qui illustre la couverture du RB par RB
Système qui est explicité, en marge, à l’intérieur du livre, avec deux lignes d’explicitation :
Après sa mort, on a fait des expositions de dessins de Barthes, qui ne sont parfois que des lettres comme celle-ci
L’auteur du Plaisir du texte, situait aussi son plaisir d'écrire dans ce type de calligraphie, il aimait à parler de ses plumes et de ses gommes. Il expliquait la manière obsessionnelle dont il organisait son espace, de travail toujours de la même façon…
Il y a là, tout un imaginaire entaché d’une multitude d’affects sensuels, presque amoureux. Le prix (réel, c’est une valeur marchande) attaché à l’autographe, relève d’une fétichisation corporelle. La collection d’un autographe. Objet de curiosité (comme dans les cabinets de curiosités).
Lorsqu’il n’y a pas un intérêt intrinsèque dans le feuillet qu’on collectionne, on conserve un signifiant sans signifié. (des cartes de visite, des lettres sans intérêt). Mais c’est l’objet d’une projection. Je regarde (je touche, je possède) ce que Napoléon ou Sarah Bernhardt a fait sortir de sa main (et qui, à ce titre, me donne l’impression de posséder aussi un contact avec son corps, son énergie corporelle). L’écriture est une forme de relique.
On adhère ou pas. Il y a des gens tout à fait insensibles aux autographes et d’autres qui se ruineraient pour ça. Ça clive l'humanité.
Peut-être, peut-on comprendre le goût des reliques autographes avec l’exemple des cartes postales qu’on reçoit des gens qu’on aime et qui sont loin : « Bons baisers de Venise (de New-York, de Melbourne…) ».
Ça ne veut rien dire, mais ça trace un lien. Comme une interprétation physique de ce que Jacobson appelle la fonction phatique du langage. Il s’agit de maintenir le contact : « tu m’entends », « allo, allo »… Ce n’est pas seulement pour vérifier que le canal de transmission fonctionne, c’est une signature corporelle, une proximité physique.
Cette proposition de Barthes d’un signifiant sans signifié marque son attachement à l’écriture traditionnelle (il explique quelque part qu’on lui a offert une machine à écrire électrique (début des années 80) et qu’il ne l’utilise pas parce qu’il est terrifié par la vitesse de la machine. Elle s’oppose peut-être aussi, sur le plan théorique, au cauchemar d’un signifié sans signifiant. Un système de communication tellement virtuelle qu’il ferait l’économie non seulement de tout code (comme une sorte de télépathie ?) ou une communication sans « bruit », sans « grain de la voix », sans « connotations »…
Une écriture sans tache, aussi bien. Ce qu’on nous demandait de produire à l’école primaire (je suis assez vieux pour avoir appris à écrire à la plume trempée dans l’encrier. Il ne fallait pas faire de pâtés).
Une écriture sans tache, ce n’est certainement pas ce que produit quelqu’un comme Pierre Guyotat
Action sur le corps qui engage une jouissance. On connaît la singularité de l’écriture de Pierre Guyotat. Mais Guyotat lui-même se sert, désormais, de l’ordinateur pour écrire ses textes. En fait, dans un documentaire passionnant, on peut voir que Guyotat ne tape pas lui-même à la machine. Il dicte à une secrétaire (qui doit lui être liée par un rapport de complicité étroit puisqu’il faut savoir opérer la transcription de mots qui n’existent pas dans la langue vernaculaire…) ce qu’il s’arrache laborieusement d’une intériorité palpable.
Mais je voudrais aussi rappeler un geste qui est peut-être un peu oublié, aujourd'hui. Il met en scène une écriture masturbatoire.
Pierre Guyotat, L’autre main branle
Engage à considérer d’un autre œil le bonheur d’écriture. Ici, une écriture du bonheur (de la jouissance).
Avec l’imprimerie, ou, simplement, avec la machine à écrire, le texte semblait déjà s’émanciper du corps (c’est pourquoi on demande souvent des CV autographes !)
Avec l’avènement de l’informatique, il est probable nous franchissions une étape supplémentaire, sauf que le corps refoulé fait retour. Le mail est souvent "personnalisé", la webcam comme complément nécessaire, intégrée dans la dernière génération d’ordinateurs. Le texte se dématérialise. L’écran remplace l’imprimé. Et pourtant, du coup, le corps est paradoxalement plus présent. Il se pourrait qu’on ne puisse bientôt plus voir (lire) le texte sans qu’il soit accompagné d’une image de celui qui l’écrit.
A de nouvelles conditions d’écriture, s’associent de nouvelles conditions de lecture.
Et la bibliothèque sur Internet, quoi qu’on en dise, ce n’est plus vraiment une bibliothèque, c’est autre chose. Ça reste, certes, une « thèque » (thékè : le coffre de rangement), mais il n’y a plus les biblia (les livres)…
Il n’y a plus cet objet intermédiaire entre l’auteur et le lecteur. Plus de support matériel à la lecture. (si on néglige le fait que nous possédons des imprimantes qui peuvent nous redonner l’illusion du livre absent)
Tous les artistes écrivent.
Il n’y a pas que l’écriture qui soit un geste, il y a aussi la peinture, l’architecture, la mise en scène, la danse (chorégraphie). Tous ces domaines bénéficient aujourd’hui d’un assistance de la part des machines, comme en témoignent les images numériques, les plans d’architectes, de scénographes et de designers en 3D, les recherches de Cunningham en danse avec des logiciels (lifeform).
Dire que tous les artistes écrivent, finalement. Non pas parce qu’ils produiraient une trace, une empreinte qui serait comme un supplément sensible (ou sentimental) du signe, parce qu’il conserverait quelque chose du corps… mais parce que le geste de leur écriture est capable d’englober du temps et de l’espace, qu’il sort de la sphère de l’intime pour agir entre l’auteur et le regardeur (le spectateur, le lecteur). Impliquant une énergie, une vitesse, une dynamique, particulières. Cette utilisation des machines pour exprimer une identité (singulière et/ou collective) relève bien d’une sorte de « magie » (en donnant toujours à ce mot, un contenu effectif qui lui revient, un « effet » indubitable pour les usagers mais dont les causes sont inexplicables, mystérieuses…)
L’opposition texte/mise en scène, si importante pour qui essaie, aujourd’hui, de saisir les enjeux de la modernité théâtrale (par exemple dans le parti pris de certains hommes de théâtre contre le texte : Gordon Craig, Artaud…) ou, au contraire, dans l’humilité soumise au texte de certains metteurs en scène – régisseurs (Copeau, Vilar) semble remise en question par la prise en considération de la situation présente.
Pourtant, là encore, il n’est pas sûr que cette « innovation » (que nous cherchons à définir) fasse autre chose que révéler ce qui étai déjà là. Là encore, c’est au moment où le recours à des machines (ordinateurs, robots…) devient vraiment efficace qu’on prend conscience du fait que l’écriture se déploie sur sa propre scène, avant même qu’elle soit récupérée par une scène quelconque (celle du livre, celle du théâtre, celle du cinéma…). L’écriture devient alors comme un théâtre en elle-même. Elle est sa propre scène ou - comme l’inconscient freudien - une « autre scène ».
Forest, un story board de Robert Wilson
est une œuvre en soi. Pas fondamentalement différente de ce que ce même artiste produit lorsqu’il fait un dessin ou une affiche
Au théâtre (si on se focalise sur ce domaine), l’écriture ce n’est pas seulement l’écriture des répliques, elle est aussi celle de ce qui ne se lit pas (ou ne s’entend pas) mais qui sous-tend ce qu’on lit et ce qu’on entend. Ce ne serait pas juste de limiter ce « sous-texte » (Stanislavski) à ce qu’on appelle les « didascalies »…. [ On sait l’usage que font de ce langage certains auteurs, Genet, Beckett, Peter Handke, Heiner Muller… pour n’en citer que ceux-là]. Il faut donner un sens plus large au mot "dramaturgie". L’écriture se projette dans le temps et dans l’espace. Elle est déjà une scénographie, comme le montrent, de manière encore assez métaphorique, les Calligrames d'Apollinaire ou Un coup de dé de Stéphane Mallarmé
et, à leur suite, une partie des poètes lettristes
La réalisation des pages où l’écriture se donne à voir dans un apparat particulier n’est qu’une illustration de cette idée. Car la mise en scène en question, n’est pas forcément de l’ordre de la mise en page… C’est d’un autre espace qu’il s’agit. Mais il faut repenser à l’utopie du Livre mallarméen.
Ce livre total, ce livre qui contiendrait le monde, c’est peut-être le réseau d’Internet qui réalise enfin… C’est un livre virtuel (et on surprendrait Mallarmé en le lui disant, lui qui redoutait tellement ce qu’il appelle « l’universel reportage »)…
L’écriture ne se limite donc pas à un simple fait de langage, encore moins de communication. Il y a toujours, dans l’écriture, quelque chose de plus que ce que l’écriture transmet.
On peut chercher dans l’écriture, par opposition à l’oralité, la volonté de constituer une œuvre. Homère, en transférant par écrit le contenu des traditions orales, élabore l’Iliade et l’Odyssée qui sont les deux grands "chefs d’œuvre" de la première littérature grecque. C’est la vision classique des choses.
Mais il y a aussi une dimension performative de l’écriture. L’écriture n’est pas seulement un monument (comme les inscriptions gravées dans le marbre ou ces textes devenus des « classiques » qui seront toujours conservés, imprimés, étudiés…), elle est aussi un événement. La séparation, la tension entre monument et événement (que j’emprunte à Florence Dupont) est opératoire au niveau du concept, mais elle n’est pas facile à observer ou à démontrer dans le fonctionnement réel des objets d’écriture ou de représentation. Aucune limite ou frontière précise ne les sépare. L’événement est ce qui engage l’avenir, à ce titre, il trace et il demeure, il se monumentalise donc inévitablement. A contrario, tous les « monuments » (littéraires, dramatiques, graphiques) conservent une part du geste vital qui les a façonnés.
Pour prolonger la réflexion, je voudrais prendre quelques exemples dans des champs qui ne sont pas forcément ceux de la littérature et du théâtre. Personne ne contesterait qu’il y a une écriture musicale, mais, finalement, la musique produit les mêmes ambiguïtés que la littérature. Le musicien écrit une partition qui est ensuite interprétée par un chanteur ou un instrumentiste. Ça fonctionne comme au théâtre. Il n’en va pas tout à fait de même avec les arts visuels. Mais peut-on parler d’une écriture visuelle ?
Delacroix ou Francis Bacon marquent, dans la toile, l’empreinte énergique de leur pinceau… Les plasticiens contemporains peuvent également revendiquer une sorte d’écriture. Pas seulement lorsque leur dessin utilisent des lettres ou s’apparente à un graphie (Cy Twombly, par exemple, il y a à la fois marque d’un graphisme apparent et présence de la lettre)
Ou Barbara Kruger (dont les graphismes sont, de toute évidence, générés par des ordinateurs)…
Bruce Nauman, Jenny Holzer… On pourrait multiplier les exemples à l'infini. L’œuvre plastique ne joue pas seulement avec l’écriture, elle fait l’objet d’une scénarisation, et c’est d’autant plus sensible que les artistes sont souvent polyvalents (comme Bob Wilson).
La dimension conceptuelle de l’art contemporain, le régime de l’installation et de la performance n’ont pas cessé de rapprocher les arts plastiques du théâtre. Face à ce type de propositions, il semblerait vain d’essayer d’isoler le « concept » de sa mise en œuvre sensible, et de nier la dimension « spectaculaire » de toute intervention signifiante.
L’écriture comme événement
Art de la mise en scène ou mise en scène de l’art ? Concevoir l’écriture comme une expression (presque au sens d’une excrétion, comme avec Guyotyat) du corps, ça évoque le fantasme romantique de l’inspiration. Fantasme qu’il n’est pas facile de réduire, comme le fait la psychanalyse dans la psychopathologie de la vie quotidienne (Freud). Qu’est-ce qu’un lapsus calami, (un lapsus d’écriture) sinon quelque chose que le corps ne contrôle pas, une éjaculation involontaire ? Mais comme écrit encore Roland Barthes (qui aura, décidément, beaucoup servi ici), « le fantasme est plus fort que son interprétation ». L’écriture automatique des surréalistes, (que Freud n’aimait pas, à part Dali). On trouve, d’ailleurs, dans cette expression d’« écriture automatique », le mot « automate », c’est-à-dire qui fonctionne tout seul, automatiquement, comme une machine. Comme s’il y avait, là aussi, une autonomie de l’écriture (qui échappe au contrôle de la conscience, qui ne dépend plus du sujet définit comme conscience). C’est une écriture involontaire (comme une pollution nocture : Breton raconte l’invention de cette technique d’écriture, elle se situe entre la veille et le sommeil).
Pour finir, voici un exemple d’une "mise en scène" de l’art qui est aussi une écriture, dans toute son ambivalence et toute sa complexité.
Chez Jan Fabre, artiste plus connu pour ses sculptures qui utilisent les élytres des insectes et pour ses spectacles chorégraphiques, la pratique élémentaire est celle d’un dessin qui est presque un dessin automatique et, à ce titre, apparenté à une écriture.
Comment concilier sa fascination pour les insectes et son dessin ? Ça saute aux yeux.
Fabre s’identifie sans doute à un scarabée qui pousse devant lui la sphère boueuse.
Mais aussi à l’araignée qui produit son fil la matière que secrètent ses propres glandes.
Chez lui, le trait du crayon (ou l’encre du bic bleu, qui a été longtemps sa marque de fabrique) est une nécessité. Il doit absolument dessiner, tout le temps, notamment la nuit pendant ses insomnies.
Jan Fabre a fait des dessins avec son sang, avec ses larmes, avec son urine…
La place de la machine.
Au fond, quand les écrivains d’autrefois dictaient leur texte à un secrétaire… ? n'étaient-ils pas dans une situation comparable à celle de celui qui se sert d'un ordinateur pour écrire ? Quelle différence ? Les effets d'hyper-texte ? Mais quand Proust collait (ou faisait coller par Céleste) les paperoles qui gonflaient (par le milieu) son manuscrit ? N'était-ce pas déjà de l'hyper-texte ?
La machine est ma servante, mon esclave. Ça introduit un tiers (et pas seulement un nouvel outil). La machine intelligente. Une intelligence artificielle. Une intelligence autonome, propre.
Qui écrit les textes ? L’autographe c’est aussi la preuve (la signature : Faust qui signe le pacte avec le diable de son propre sang !). Un texte écrit avec une machine sur un écran (un texte qui s’affiche mais qui n’a pas de consistance propre, est-il un texte signé, un texte consistant ? En faisant disparaître (illusoirement) l’étape intermédiaire (entre moi et le livre), l’ordinateur, le logiciel de traitement de texte (il paraît qu’on n’appelle plus trop ça comme ça) introduit un doute dans la relation entre mon texte et moi. Quelqu’un s’est introduit. Insinuation de la machine elle-même (puisqu’elle est intelligente) ou à la faveur de cette informatisation, une autre contrainte, un certain formatage.
Conclusion ?
En fait, il ne s’agit pas de conclure. La réflexion n'est pas finie. Elle ne fait qu’ouvrir des pistes.
L’innovation technologique dans le champ de l’écriture est pleine de promesse dans la mesure où, contrairement à un vieil imaginaire de la machine (qui n’est qu’un fantasme littéraire : des textes écrits par des machines, c’est une vieille histoire.), l’écriture se place sur le terrain de la performance, sur le terrain de l’événement. C’est là que se trouve peut-être la chance d’inventer quelque chose de vraiment nouveau ; moins au niveau des œuvres (qui sont toujours nouvelles, par définition), mais au niveau des usages (d’écriture et de lecture). La réalité qui se profile est éminemment vivante. Elle s’inscrit dans la relation que permet la mise en réseau universelle. Et elle est néanmoins contextuelle, c’est-à-dire qu’elle continue à entretenir un lien étroit avec la réalité.
Jan Fabre, The Grave of the Unknown Computer