LE GANT ROUGE
La publication du Gant Rouge, pièce inédite d’Edmond
Rostand, aux éditions Nicolas Malais, offre un triple intérêt.
En premier lieu, celui de révéler au grand jour un texte qu’on serait tenté de qualifier de mythique, tant sa réapparition paraissait peu probable. En effet, si toutes les biographies de Rostand en mentionnaient l’existence, la pièce était réputée perdue, et définitivement. Michel Forrier, que j’ai rencontré à Cambo, où il s’est établi pour se rapprocher de son principal centre d’intérêt, est une sorte de fanatique, non du seul Edmond Rostand, mais de tous les Rostand (les deux fils, Jean et Maurice, le père, la femme, la maison, les acteurs, etc.). C’est lui qui a mis la main dessus aux Archives de France. Il suffisait, au fond d’y penser. Telle la lettre volée d’Edgar Poe, le manuscrit était là, à portée de main, sans que personne ne pense à le regarder. En 1888, le dépôt des textes dramatiques devant la Censure était obligatoire, même après l’abolition officielle de la censure. La copie du Gant rouge conservée aux archives n’est pas signée, mais le titre et le contenu (qui n’était pas tout à fait inconnu) permettaient facilement d’identifier la pièce.
page de garde du manuscrit du Gant Rouge conservé aux Archives nationales
Cela dit, la révélation d’un mystère peut avoir un double effet. Si elle comble la curiosité, elle y met également un terme. La poésie du secret s’évapore. De fait, cette découverte ne peut passionner que les spécialistes de Rostand. De cet auteur, seul le Cyrano de Bergerac est encore lu et joué, et toujours avec succès. En dehors de cette œuvre célèbre (elle incarne à elle seule la France aux yeux du monde entier), si les titres de l’Aiglon et de Chantecler ne sont pas totalement oubliés, qui a jamais lu : La Samaritaine, Les deux Pierrots, La Princesse lointaine ou Les Romanesques ? Quelques lecteurs ont déjà manifesté leur plaisir à la lecture du Gant Rouge, là encore, si ce n'est de la part des spécialistes, ce plaisir est-il lié au talent spécifique de Rostand ou à la découverte, à travers cette pièce, d’un genre si mal connu : le vaudeville ? On ne peut que se réjouir si la publication sert aussi à cette ouverture.
Edmond Rostand, en 1888, année du Gant Rouge
Une autre raison d’admirer le livre publié par Nicolas Malais tient à la cohérence de son projet. L’entreprise était courageuse. Il s’agissait de réunir, outre la pièce, une documentation qui comprend, d’une part les lettres envoyées par Rostand à sa fiancée, l’année même où il préparait la représentation de sa pièce (1888). Rosemonde Gérard, elle-même poétesse (Les Pipeaux) deviendra sa femme et la mère de ses deux enfants. J'ai tenté de montrer que la révélation de son aide (et pas seulement de son soutien) à la préparation du Gant obligeait à reconsidérer sa participation au reste de l'œuvre de son mari.
manuscrit autographe d'Edmond Rostand, lettre à Rosemonde Gérard, en 1888
Le couple Rostand (Edmond et Rosemonde), en 1910
Enfin, le livre contient aussi les critiques parues dans les journaux lors de la représentation, au mois d’août 88, au Théâtre Cluny, à Paris. La réunion de ces trois éléments constitue un ensemble parlant. Il décrit, à la fois, le contexte de la société provinciale (Marseille, Luchon…) et parisienne de la « Belle Époque » , en même temps qu'il retrace la vocation d’un jeune provincial qui décide de se consacrer à la littérature et au théâtre. (au théâtre à travers la littérature, à la littérature à travers le théâtre). Poussé par une sorte de crise de révolte adolescente, il fait une tentative pour « arriver » en force, au plus vite et, subissant un quasi-échec, on assiste au revirement qu’il opère, pour se réorienter vers le théâtre en vers qui amènera, effectivement, son triomphe quelques années plus tard. Le courage auquel je fais allusion est, bien sûr, à mettre au compte de l’éditeur qui a accepté avec enthousiasme de réaliser ce livre atypique. Il n’y a pas d’exemple, à ma connaissance, d’une semblable entreprise.
de Luchon (la villa Julia, où la famille passe ses vacances, avec les glycines que Rostand célèbre dans les vers qu'il envoie à Rosemonde…
…aux colonnes Morris, à Paris, avec l'affiche placardée du Gant Rouge
La façade du Théâtre Cluny, où fut représenté Le Gant Rouge
Le sentiment bibliophilique de Nicolas Malais a permis de faire imprimer ces documents, y compris la très (trop ?) longue préface, de manière très élégante. Outre une édition courante, il existe un tirage de luxe sur vergé teinté, accompagnée d’un véritable gant de velours rouge, taillé et cousu par une couturière de province. Et, même, tirés sur grand papier non rognés, quelques exemplaires agrémentés d’une œuvre d’artiste. Les travaux universitaires bénéficient rarement de telles faveurs.
Du coup, la
réception de l'ouvrage est également très différente de celle des ouvrages savants
concernant des questions littéraires ou des études historiques aussi pointues
que celles qui se rapportent à un auteur dramatique de la fin du XIXe siècle.
Le Figaro, peut-être à la faveur d’un malentendu (son lectorat serait,
naturellement, celui qui consommerait le plus facilement cette littérature
« bourgeoise »), y a consacré un article et une annonce en première
page. Mais Libération, sous la plume de Mathieu Lindon, lui a également rendu hommage. Faut-il penser que le livre est consensuel au point d'intéresser des journaux si différents ? Ou que son côté atypique parvient à troubler le jeu routinier du journalisme ordinaire ? En effet, si
Rostand est célèbre, le Rostand du Gant Rouge appartient pleinement à un moment du théâtre français qui ne bénéficie, actuellement, que de peu d’attention. La période intéresse, certes, mais exclusivement en ce qui concerne le
champ des « avant-gardes » (Antoine, Lugné-Poe, Copeau) et, jamais,
en ce qui concerne celui de l’industrie du spectacle « de
boulevard ».
La façade du Musée Grévin, vers 1888
L’aventure de ce livre est exemplaire. C’est le fruit de la collaboration de trois personnes complémentaires dont chacune a été absolument indispensable aux autres. Elle n’a été rendue possible que par un concours de circonstances étonnant. D’une part ma rencontre avec Michel Forrier, d’autre part, ma rencontre avec Nicolas Malais, qui s’est tout de suite engagé tandis que d’autres « grands » éditeurs avaient refusé le projet, dont Grasset, dont la maison est pourtant l’héritière de Fasquelle où toute l’œuvre de Rostand a été publiée.
Effigie d'Edmond Rostand au Musée Grévin (s.d.)
Maintenant, si je devais dire un mot de la satisfaction personnelle que j’éprouve d’avoir ce livre en face de moi, je dirais qu’il y a, naturellement, la fierté d’ajouter un opus à la bibliographie d’un écrivain qui a accompagné, de près ou de loin, dix années de recherche. Mais aussi que j’espère que le livre, pour un nombre limité de ses lecteurs (je n’ose songer aux autres, que dépitera la pièce), contribuera à leur faire pressentir l'existence d'un univers spectaculaire méconnu qui, à la queue du XIXe siècle, fut d’une richesse d’invention sans pareille. Que si l’on a raison d’admirer (ou de détester) Rostand (sa verve langagière, sa machine théâtrale, le type de Cyrano, etc.) il incarne aussi l’effervescence d'une époque qui s'efforce de trouver de nouvelles formules dramatiques et de nouvelles formes de spectacle. Même si le vaudeville est un genre qui, à cette époque, semble rencontrer ses limites, Le Gant Rouge développe à l'intérieur de ce genre déjà usé, ce qui peut être considéré, par le lecteur d'aujourd'hui, comme sa veine la plus intéressante. Loin de n’être qu’une intrigue fondée sur des malentendus et des quiproquos, il s’agit à la fois d’un témoignage plutôt réaliste sur lune époque (une documentation sur les mentalités, les ridicules provinciaux et les loisirs parisiens) dont l’exagération ne nuit jamais à la vérité.
Le foyer de l'Opéra, reconstitué au Musée Grévin
Scène de buvette, au Musée Grévin
Le seul premier acte de la pièce, entièrement situé dans les salles du Musée Grévin, avec la confusion entre les personnages et les statues de cire, justifie largement l’intérêt qu’on accorde à la pièce. Rostand s’y montre plus avant-gardiste que dans toute autre de ses œuvres, à l’exception notable de Chantecler, peut-être (dont on fêtera bientôt, en 2010, le centenaire). Il s’y montre proche des Incohérents (ce groupe plus ou moins informel dont font partie Alphonse Allais, Jules Lévy ou Emile Cohl). C’est-à-dire que, bien avant Dada, il représente une veine de la littérature et de l’art que seule la chanson et le café-concert, peut-être, illustrent avec une puissance et une gaîté comparables à la sienne. Car, avec Le Gant Rouge, Rostand se révèle un auteur gai (au même titre que les auteurs du Chat Noir : Emile Goudeau, Rodolphe Salis, Charles Cros, Maurice Molinat, Paul Verlaine, Aristide Bruant, Jules Jouy, Maurice Donnay et Cie…). Il aurait été digne d’habiter et d’illustrer Montmartre, si son atavisme de classe, sa santé fragile et ses goûts littéraires, souvent exécrables, il faut bien le dire, ne l’avaient tenu éloigné de modes de vie qui se situent aux antipodes du sien. Pour un peu, il aurait pu être un autre Jarry, il aurait pu écrire Ubu roi. De même qu’il aurait pu écrire Bubu de Montparnasse ou Jésus la Caille. Notez que je ne dis pas qu'il aurait pu écrire À la recherche du temps perdu, puisqu'il l'a écrit, à sa façon, sur le mode parodique, en faisant son Chantecler. Peut-être même aurait-il pu écrire les romans de Raymond Roussel, presque son compatriote, et qu’il respecta au point de soutenir ouvertement sa tentative d’adapter au théâtre les Impressions d’Afrique.
gant de femme, illustration de Nadja, d'André Breton
Sans doute, devrais-je être plus prudent dans mes
affirmations. Mais je profite de compromis générique que constitue un blog pour dire ce que j'hésiterais sûrement à imprimer. Ce livre ambitionne au moins de
prouver que Rostand, loin de n’être que le poète officiel de la IIIe
République, cet écrivain bourgeois dont le dandysme ne franchit pas un cercle
social très compassé, est digne de figurer aux côtés d’un Robert de Montesquiou, d'un Willy ou d’un
Jean Lorrain, parmi les écrivains excentriques et les expérimentateurs de grand
talent, sinon de génie. La dernière publication en date d’un texte de Rostand
est celle d’un tout jeune homme. Rostand n’avait pas vingt ans lorsqu’il
écrivit Le Gant. Et ce jeune homme qui aborde le monde du théâtre avec des pincettes (la
lettre où il décrit la misère et la prétention pathétique des comédiens de Cluny est une archive de premier ordre), est
déjà un homme de spectacle, plutôt qu’un littérateur. Son appétit de gloire
passe par la scène. Il veut un coup d’éclat.
On me pardonnera d’user de l’influence (très limitée, au demeurant) de ce blog pour faire la promotion d’un ouvrage qui porte, avec celles des personnes que j’ai citées, ma signature. Il ne s’agit pas, ici de faire ma propre publicité (encore que…), mais d’indiquer qu’il y a là l'occasion de faire une véritable découverte. Celle du Gant Rouge, bien sûr, mais aussi celle d’une autre façon de lire et de comprendre Rostand. Une façon moins convenue, moins scolaire, en un mot, moins ringarde… C’est à l’histoire culturelle et à l’histoire du spectacle que ressortit d'abord ce livre. Si ce décalage est perçu, c’est la conception d’ensemble de la modernité théâtrale qui est susceptible de s’en trouver (légèrement) déplacée.